Le malade imaginaire

L'ignorance assumée est la plus courageuse des vertus. Sinon, vous pouvez aussi élever des écrevisses-revolvers ou des hippocampes alcooliques. Ça se fait bien dans une salle de bain ou au ... [+]

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »

Je suis absent de mon propre corps. Il se déplace comme un automate, de pièce en pièce, animé par la faim, la soif, le sommeil et toutes ces pulsions primaires de simple survie. Les premiers jours, perforé par les conséquences dramatiques de la crise dans les lieux oubliés, l’angoisse est venue. Ces lieux qui, quand on met le doigt dessus en faisant tourner un globe pour savoir où partir en vacances, on recommence en disant “nan quand même pas là”.

Beaucoup pensaient partager cette angoisse. On m’a reproché de la brandir comme un talisman, de vouloir sacraliser la mienne au détriment de celles des autres. Je n’avais pas peur de l’inconnu. Je n’avais pas peur pour ma famille ou ma mère. J’avais peur pour le Pakistan, le Nigeria, les famines à venir dans la corne de l’Afrique. Je n’avais pas peur pour l’Europe j’avais peur pour les américains, ceux qui n’ont pas la moindre couverture sociale au pied des immeubles de Detroit, Chicago ou Baltimore. Je savais que ces pays seraient négligents, négligés, menteurs. Que dans notre monde, pas testé veut dire pas contaminé. Que le bilan chinois ne dresserait que des soupçons. Que les indiens ne sauraient jamais vraiment combien d’entre eux sont morts. Que les soudanais les plus touchés seraient les membres du corps médical.

Impuissant, j’ai voulu écrire des mots. Pour crier quelque chose et que quelqu’un, quelque part, puisse agir concrètement. Je pensais qu’un très grand silence est quelque chose qu’on écoute. Je pensais que quand ce genre d’offensives se rencontrent, elles s’enroulent l’une autour de l’autre pour former un noeud un peu plus grand et poursuivre la route un peu plus loin. Comme des gouttes d’eau sur une vitre de voiture. Je pensais que les frontières s’effritent quand le mal est partout et que les sourires fleurissent, pour atténuer les larmes. J’étais convaincu d’en avoir fini avec la normalité. La routine est comme une mauvaise herbe, elle pousse même dans le coeur des hommes qui marchent entre les bombes.

Pour de plus en plus de personnes, c’est devenu normal. Les crises ont la formidable capacité de discriminer ceux qui réfléchissent et ceux qui attendent. Elles forcent les hommes à choisir entre le bien et la facilité. Je me pensais vertueux, digne, puis je me suis vu, jour après jour, flétrir de cette douleur, cette ignorance, cette hostilité. Pourrir devant les non-sens, les retards et le nationalisme. Faner au coeur de ces informations tronqués, l’anxiété lucrative et ma famille malade.

J’ai fermé les yeux. Lentement, semaine après semaine, j’ai baissé le rideau de mes paupières. J’ai arrêté de regarder vraiment. Je suis devenu lâche. Pire qu’un collabo, je fais partie de ceux qui attendent, qui lèchent leur blessures imaginaires. Des mots bien pensés peuvent panser bien des mots ? Foutaises. Un sans-abri dormira dans un cauchemar avec ou sans toit. Je suis devenu de la guimauve. Pire, je vois chaque jour les autres se lever, vivre et faire. Moi qui me voulait parangon de l’action, fer de lance de l’agir j’étais absent de mon propre corps.

Devoirs d’espagnol, devoirs d’anglais, entretien professionnel téléphonique. La normalité me semble être une infamie, une provocation inacceptable face à tous ceux qui souffrent, ceux qui sont tombés, ceux qu’on a enterré en comité réduit le cercueil porté par des mains gantés. Aux journées de 77h de certaines infirmières italiennes, aux patinoire transformée en morgue du XXIème siècle, aux fosses communes iraniennes. “L’avènement du capitalisme numérique”, “l’essor du télétravail”, “l’abandon du Green Deal” de la Commission Européenne. J’ai l’impression qu’on me jette de l’acide sur la rétine. Comme les attentats, on finit par regarder les chiffres pour donner à son esprit un indice de gravité. Désormais on a notre routine de confinement. On en vient à penser “je suis en train de devenir tellement fit, hâte de pouvoir profiter de l’été pour montrer mon corps”, “j’ai appris plein de nouvelles recettes, cet isolement a du bon”. On oublie. Progressivement, les cavaliers de l’apocalypse, les vrais pas cette fadaise biblique, enroulent leur racines autour de nos pieds, nos mollets, nos cuisses puis notre dos. La Facilité, l’Attentisme, l’Indifférence, l’Ignorance et le Jugement viennent scléroser nos élans. Comme les oeillères des chevaux, notre regard est voilé. On néglige. On ignore. On éteint l’empathie avec une carafe de dédain, on assèche nos pensées en embrassant la chaleur d’un quotidien vide, aussi plat qu’une mer sans vent. On s’en fout.

Nombreux sont ceux qui ont retrouvé la paix désormais. Moi j'erre dans la brume de l’abandon, je me noie dans cette toile grisâtre, infecté par un mal qui me ronge la moelle. Jaloux. De ceux qui se lèvent chaque matin et suivent leur planning. Ceux qui subliment cette attente en mémoire formidable. Ceux qui apprennent de nouvelles langues, qui se mettent à la couture, qui participent aux distributions alimentaires, qui se saisissent du moment pour faire. J’ai honte. Je ne peux pas me tourner vers une assistance, elle est là pour ceux qui ont perdu des proches, pour les orphelins et pour les malades. Je voudrais être la braise du renouveau et je ne suis que du bois mouillé. Un vieux champignon. Une relique d'entrepôt. Je me suis cassé sans choc, un raté d’usine. Je voudrais briller, luciole dans l’obscurité mais je suis un cafard, une moisissure, je contamine de mon angoisse les autres, j’use l’énergie de ceux qui font. On m’écrit, on m’appelle, on se soucie de moi. On me tend la main et je reste prostré, indemne dans un champ de bataille qui m’a contourné. Je suis le mikado qu’on enlève en premier, le sucre glace, les paillettes de l’existence. Une entité dispensable. Une vitrine. J’aspire à tant et je suis terrassé par le néant de mon absence d’effort. Je me laisse couler. Je me plains de ceux qui regardent ailleurs mais j’ai fermé les yeux depuis longtemps. Assis dans le noir choisi. Je suis le malade imaginaire.