Le Lynx

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McGregor leva ses yeux fatigués vers le ciel immense rempli de dieux, de démons et de vents. Au loin, un vol d'oies grises alla s'engloutir dans un énorme nuage noir. La solitude pesait de tout son poids sur ses épaules depuis quelques jours, et il reporta vite son regard sur le sol recouvert d'une épaisse couche de neige poudreuse. Ses raquettes de bois et de lanières de cuir de caribou crissaient dans l'air glacé du petit matin. Son pas était long et lent, et son cœur lourd, plus lourd encore que le poids de son sac et de son fusil sur son dos.
La longue clairière enfin traversée, il pénétra à nouveau dans la grande forêt d'épinettes. La faim le tenaillait depuis la veille. Il n'avait rien pu chasser à cause de la dernière chute de neige, et le comptoir, là-bas au bord de la baie d'Hudson, lui paraissait à présent bien loin. Il essaierait de ne manger que deux crêpes par jour. Il toucha à son cou l'amulette que lui avait donnée Loup Gris, l'Indien, pour lui porter chance au cours de son grand voyage vers les terres du sud. C'était une dent de carcajou, l'animal qu'il pensait être le plus féroce du Grand Nord, plus encore que ne l'étaient les ours et les loups.
L'Écossais ralentit encore sa marche. Il était triste à l'idée de quitter ce pays. Il avait eu bien de la peine quand, après avoir retardé son départ jusqu'à la limite du raisonnable par rapport à son ravitaillement, il avait refermé la porte de la cabane en rondins qu'il avait construite de ses mains, et dans laquelle il avait passé trois longues années. Trois années pour essayer d'oublier, trois années pour essayer de revivre. Les incroyables forces de vie émanant des forêts et du monde sauvage y avaient réussi. Ainsi son cœur s'était-il peu à peu remis à battre à l'unisson de celui de la nature. Mais la solitude avait fini par avoir raison de lui, de sa belle détermination à vouloir rester là-haut, près du Cercle Polaire Arctique, jusqu'à la fin de ses jours. Il y avait vécu de chasse et de cueillette, trappant juste le nombre de fourrures nécessaire pour pouvoir se procurer le reste de sa nourriture et quelques menus objets, livres, munitions et vêtements. Il vivait au jour le jour, même et surtout quand le jour n'était plus qu'une longue nuit abandonnée aux jappements gutturaux des renards blancs, et aux aurores boréales.

Le jeune homme avait l'air d'un vieillard quand il arriva enfin au comptoir de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Il avait mis treize jours au lieu des dix jours habituels. Sa barbe blonde était blanche de givre. En ce début de printemps, il faisait encore 25 degrés au-dessous de zéro. Reviendrait-il à Baltimore ? Il ne l'avait pas encore décidé. Comme à son habitude, il alla d'abord se débarrasser de sa cargaison de fourrures de martre et de renard, avant d'aller faire un tour au magasin pour acheter du ravitaillement avec une partie de l'argent gagné au cours de l'hiver. Dès qu'il le vit arriver, le vieux Donovan sourit, courut vers un placard, et en revint en tenant une lettre.
— Tiens, j'ai ça pour toi, le Lynx, c'est arrivé il y a un mois. Au fait, le Français est passé en coup de vent hier et il m'a dit qu'il allait chez toi, tu ne l'as pas croisé ?
McGregor fixa la lettre d'un air étonné et sourit. Il avait hérité de ce surnom après s'être battu avec un lynx pour essayer de le délivrer de son piège, estimant qu'il avait déjà assez de fourrures cette année-là. Si certains avaient ri de lui vu le prix d'une fourrure de lynx, nombreux étaient ceux qui étaient devenus ses amis depuis ce jour.
— Non Jack, je suis passé par les forêts.
Il ouvrit vite la lettre. Ses mains se mirent à trembler quand il reconnut la fine écriture à l'encre bleue.

« Mon Robin,
Bien des choses ont changé depuis ton départ. Finalement, le major auquel Père avait promis ma main l'a refusée au dernier moment, je te dirai plus tard pourquoi. J'ai appris par Charlie où tu étais parti, par dépit. Sache que je n'ai jamais cessé de t'aimer et que je t'aimerai toujours. Père est mort l'an dernier, et j'ai hérité de tous ses biens. Je suis donc libre de voyager où je le veux et aussi de vivre avec qui je veux, maintenant. Cet été je viendrai te retrouver, j'engagerai un guide pour cela.
Nous pouvons encore être heureux, j'en suis sûre.
À bientôt, je l'espère de tout cœur, Nelly. »

Robin McGregor porta la main à son amulette et la serra fort dans son poing. Il semblait pétrifié.
— Une mauvaise nouvelle sans doute ? se risqua Donovan.
— Une merveilleuse nouvelle au contraire... exulta d'un coup celui que tout le monde n'appelait plus ici que le Lynx.
Il fit ses courses rapidement, se restaura, et reprit aussitôt le chemin du retour, après avoir hésité à poursuivre sa route vers le sud. Que lui voulait donc le Français ?...

Après huit jours de marche forcée, il apercevait enfin sa cabane. De la fumée sortait de la cheminée. Les chiens de l'attelage du Français se mirent à aboyer de toutes leurs forces quand il s'approcha. La porte s'ouvrit alors lentement, et Gérard Forestier sortit en lui faisant un signe de la main. Il s'écarta de la porte et, comme dans un rêve, McGregor vit Nelly sortir lentement à son tour. Elle était grande et mince, blonde aux cheveux longs, et portait un pantalon de velours marron et un gros pull de laine bleu. Elle tenait par la main un tout petit garçon blond, qui souriait d'un air gêné. Il était tout le portrait de Robin, à part la barbe. Nelly sourit.
— C'est Joe, lui dit-elle. Le major n'a pas voulu m'épouser quand il a vu que j'étais enceinte, sourit-elle. Je n'ai pas pu attendre l'été, tu vois...
Le Français souriait lui aussi, attendri.
— Content pour toi, le Lynx.
— Merci de me l'avoir ramenée, Gérard...
McGregor prit Joe par la main, et Nelly vint se réfugier contre lui. Ils entrèrent ainsi chez eux. Le trappeur serra l'amulette à son cou.
— Je crois que ce truc-là me porte vraiment chance... je le donnerai au petit plus tard.

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