— Tu la veux celle-là ?
— Non, je ne la veux…
Je n’eus pas le temps d’achever ma phrase, sa large main rugueuse et moite s’abattit sur ma joue, laissant la marque blanche des... [+]
Le journal
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La vie est une pente douce, nous glissons lentement vers la sortie, une porte ouverte sur une dimension nouvelle. Certains se préparent à partir, ils organisent leurs obsèques comme on boucle une valise pour attraper le dernier train. D’autres choisissent d’écarter cette fin inexorable.
Âgée de quatre-vingt-cinq ans, Yvonne Cornier était coquette et pétillante, elle gardait l’esprit alerte et malicieux d’une jeune fille tournée vers l’avenir. Madame Cornier répétait souvent à son mari : « Ne me parle pas de la mort Valentin, le ciel n’a pas besoin de moi ! Il peut m’attendre longtemps le bourricot ! ». Elle attribuait sans retenue le surnom de « bourricot » à tout le monde et l’Éternel n’était pas épargné par ce familier qualificatif…
Yvonne s’était installée dans son fauteuil, elle feuilletait lentement le journal du jour jusqu’à la page des avis de décès. Elle savourait ce moment, se flattant d’être en bonne condition pour battre le record de longévité.
— Je ne connais aucun mort aujourd’hui, dit-elle avec regret.
Elle guettait la réaction de son époux. Après soixante ans de mariage, la complicité était devenue le ciment de leur couple, elle riait de ses plaisanteries grivoises et rougissait encore lorsqu’il effleurait sa joue d’une main rassurante.
Pourtant, depuis quelques semaines, son mari était submergé par une grande mélancolie, il ne sollicitait plus les étreintes affectueuses de sa compagne. Valentin se tenait debout, une tasse de café brûlant entre ses deux mains. La chaleur devenait insupportable, pourtant, cette terrible douleur lui permettait d’en écarter une autre plus profonde. Son cœur était rongé par un mal incurable.
— Voyons, Valentin ! Pose cette tasse, tu es devenu fou mon ami !
Il lâcha le contenant et le liquide noir se répandit sur le sol, les éclats de porcelaine s’éparpillèrent comme des morceaux de vies brisées. Il murmura :
— Voilà à quoi ressemble le temps qu’il me reste à passer dans ce monde. Je suis comme cette tasse, un homme morcelé dans un avenir aussi sombre que ce café.
Yvonne glissa d’un pas léger vers son mari, elle prit ses mains entre les siennes.
Il frémit.
Yvonne réagit, la voix étouffée dans un silence mortuaire :
— Tu m’en veux toujours pour cette aventure avec Lucien ? Ça fait soixante ans Valentin ! Je venais juste de te rencontrer lorsque Lucien m’a volé quelques baisers et une seule nuit anodine… Voilà déjà un mois que je t’ai raconté cette histoire sous l’influence de cinq coupes de champagne pour fêter nos noces de diamant ! Il faut oublier mon chéri…
Il soupira.
Monsieur Cornier se dirigea vers la chambre, il saisit une photographie posée sur la commode. Yvonne l’avait suivi d’un pas silencieux. Le vieil homme ignora sa discrète présence, il lui tournait le dos. Elle caressa sa nuque blanche.
Il pleura.
De retour dans le salon, il prit place dans le fauteuil qu’occupait son épouse.
— Nous étions si jeunes Yvonne, tu as toujours été si radieuse. Je souhaitais simplement finir ma vie à tes côtés.
— Enfin Valentin ! Nous n’allons pas nous séparer à quatre-vingt-cinq ans pour une si ancienne et ridicule histoire !
Yvonne était désemparée, elle ouvrit grand la fenêtre pour faire rentrer un coin de ciel bleu dans sa sombre demeure, l’air glacial envahit la pièce.
Il frissonna.
Valentin s’empara d’un vieux journal caché sous l’assise du fauteuil, il l’ouvrait tous les jours à la rubrique nécrologique. Il fallait vérifier une dernière fois, ces yeux fatigués s’attardèrent sur le prénom de la femme qu’il avait tant aimée :
Parution du 12 avril 2019
DEUILS
Yvonne CORNIER
…
Le 21 mai 2019, Valentin ferma les yeux. Un bref instant, il sentit une présence avant de s’assoupir pour sa plus longue nuit.
— Enfin, te voilà Valentin… L’âme partagée entre deux mondes, j’errais dans notre maison. Je t’attendais…
Il sourit.
En prenant connaissance de vos commentaires, il semble y avoir une confusion sur le fond de mon récit. Ce n'est pas de l'escapade sentimentale de sa femme dont souffre le vieil homme (il la connaissait à peine à l'époque). C'est son absence qui le ronge. Il s'agit d'une histoire surnaturelle...😊