Le dernier voyage

Bienvenue dans mon ivresse littéraire. Plaisir d'écrire, joie de partager :-)

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.

« Flora est partie chercher de quoi manger depuis déjà deux journées, me laissant là, dans l’obscurité du grenier de cette vieille maison de ville. Ils sont pourtant proches, à portée de voix. Je les entends beugler dans cette vieille ruine, juste en dessous d’où je me trouve. Bizarrement, je n’ai plus peur, je crois que c’est un luxe dont je ne peux plus me permettre. Ironie des choses, les journées sont de plus en plus courtes et le froid se fait plus dur. Mais ça, on nous l’avait pourtant souligné lorsque nous avions annoncé à notre famille notre voyage entre soeurs.

Nous avions entamé notre tour du monde le onze mai, et il aurait dû durer au total six mois. Six mois que nous avions commencé à fantasmer le jour de mon dixième anniversaire : « Aujourd’hui tu as dix ans Nana, dans dix ans toi et moi on fait le tour du monde, t’es cap ? ». Bien sûr que j’en étais cap, et durant les années qui suivirent nous avons répertorié les lieux à visiter, appris diverses langues, fait des listes, pour que tout soit organisé, pour que ce voyage soit parfait. Parfait, mon dieu, est-ce vraiment le seul terme qui me vient à l’esprit alors que je note mon histoire sur un vieux journal dans le grenier d’une maison que je squatte ? La vie, les mots, je ne sais si le ciel se rit de moi ou s’il tente de m’éclairer. Quoi qu’il en soit, après seulement un mois, alors que nous continuions notre périple, c’est arriver. Pourquoi, comment, ça, après neuf mois de clandestinité nous ne le savons toujours pas. Pourtant rien ne nous prédestinait à vivre un jour de la sorte.
Flora et moi sommes deux pures Généannes, nos deux parents sont originaires du centre de Généa, et leurs parents de même. C’est une véritable fierté dans la famille, car notre pays était le pays le plus puissant au monde, la première puissance économique depuis des dizaines d’années et ce, sans faiblir. La devise familiale était : « Généan ou rien ». Heureusement, ce genre d’idée n’était pas encore de notre âge, l’essentiel pour nous était encore d’être toutes les deux et de rentrer avec un maximum de souvenirs. »

Je pose mon vieux stylo, je n’entends plus aucun bruit dans la maison. Où sont-ils passés ? Il est vingt-deux heures, ils sont toujours bruyants à cette heure-ci. Ces bêtes là ne savent pas dormir, ils doivent être trop saouls. Je vais tout de même essayer de faire moins de bruit, ils ne doivent surtout pas m’entendre. Espérons que Flora soit discrète.

« Au moment de notre départ, deux pays dominaient le monde. Généa, pays riche, développé et puissant dont la carotte était les bénéfices, était suivi de près par la Onis, pays dictatorial où un homme faible est un homme mort. Comme toujours, c’était le nerf de la guerre qui avait poussé ces deux puissances à se livrer une véritable guerre froide. Mais cette guerre se maniait avec des pions différents cette fois : course aux dernières technologies, création d’armée toujours plus puissante, développement de la recherche scientifique. Tout ceci afin d’asseoir sa domination sur les pays voisins. Et il faut dire qu’à ce jeu, ces deux grands pays étaient les maîtres. Leurs habitants se trouvaient au centre d’une course au rythme inhumain qui servait à prouver aux autres combien ils étaient les meilleurs. Leur seul point commun était la loi du silence instaurée pour pouvoir vivre dans un semblant de paix et de démocratie. Généa et Onis jouaient à « rira bien qui rira le dernier » en oubliant que leur guerre engageait avec eux des millions d’habitants étrangers à toutes ces stratégies. Nos grands-parents, avec le temps comme gage de sagesse, nous avaient souvent dit qu’un jour les puissants se lasseraient des combats et passeraient à des armes plus discrètes mais ô combien plus destructrices. Mamina, si j’avais su, si je t’avais écoutée, toi qui parlais si peu mais toujours si bien.
Le onze juin, alors que nous venions d’atterrir dans la ville d’Okstio à Onis et que nous prenions quelques minutes pour faire le tour de cet aéroport majestueux, nous croisons une, deux, puis vingt personnes agitées avec l’air de ces gens perdus sur qui le ciel vient de s’effondrer. Inquiétées sans trop vraiment savoir pourquoi, nous finissons par atterrir par hasard devant un écran géant où s’affichent alors une série d’images, de vidéos, d’un pays qui nous semble familier mais où nous ne reconnaissons plus rien. À ce moment, Flora semble comprendre avant moi. Elle vacille, s’affaisse sur elle. Je tente de la retenir tout en gardant les yeux rivés sur cet écran. Mais je ne vois déjà plus rien, mon visage dégoulinant de larmes, lorsque j’entends une journaliste réciter méthodiquement  : « Généa n’existe plus, la totalité du pays vient d’être détruite par une bombe plasmique surnommée Le projet Nattahnam par notre grand pays Onis. Nous sommes à présent la première puissance mondiale. Le roi est mort vive le roi... » Je n’entends plus, je ne vois plus, je ne ressens plus. Je suis anesthésiée, je suis morte, mais je suis vivante. Maman, Papa, Mamina... non, je n’y crois pas, ça semble impensable de nos jours. Et pourtant, rapidement nous sommes repérées et comme d’autres avant nous, on nous conduit à l’extérieur de l’aéroport, où une structure vient tout juste d’être montée. Nom, prénom, sexe, date de naissance, adresse, groupe sanguin, mensurations, tout est inscrit dans un carnet sans notre autorisation. Puis nos papiers, nos valises, nos objets personnels sont réquisitionnés. On nous conduit dans une salle désaffectée où plusieurs dizaines de Généans attendent déjà. Comme nous, ils sont tous à présent sans famille, sans amis, sans maison. Comme nous, ils étaient en vacances, en voyage d’affaire, expatriés. Comme nous, ils sont perdus, effondrés, errants avec un oeil hagard. Au fil des heures d’attente, certains se disent furieux de patienter ici, d’autres rassurés d’être pris en charge par la Onis. Moi, je développe une étrange obsession pour mon porte-clefs offert par ma mère resté dans mon sac. Au bout d’une heure de tergiversations, je décide de partir à la recherche de mon sac, traînant avec moi ma soeur. Nous nous perdons longtemps dans les nombreux couloirs et à notre retour, la nuit est tombée et la salle est vide. Plus une seule âme en peine, plus personne, plus de bruit. Dehors, plus personne non plus, les gardes et vigiles nombreux auparavant ont disparu eux aussi. Quelques semaines plus tard, nous apprendrons que tous nos compatriotes patientant avec nous ce jour là ont été le soir même exécutés. Et ce, dans tous les pays du monde où l’on repérait un Généan. Le risque d’une rébellion, d’une future revanche était trop grand pour laisser les rescapés vivre. La loi du silence s’appliquait ainsi pour nous. Un jour puissant, le lendemain néant. Depuis, Flora et moi survivons en nous cachant dans de vieilles baraques comme celle-là, en modifiant notre apparence afin de ne plus ressembler à des Généannes, mais seulement à des mendiantes luttant pour manger comme des pestiférées. Notre éradication avait été aussi vite oubliée qu’elle était advenue. »

Soudain, j’entends de nouveau quelque chose, un bruit de pas se rapproche étrangement de mon repère. Je termine rapidement ma lettre par : « Je m’appelle Nastasia, j’ai vingt ans et je voulais seulement voyager avec ma soeur. J’écris ces lignes pour ne pas oublier. Les mots sont à présent ma seule liberté, mon dernier voyage, le seul lien que je tisse avec, je l’espère quelque part, l’humanité. »

Les pas se rapprochent, le bruit lourd de ce qui semble être de grosses chaussures m’oppresse de plus en plus. Je vois se dessiner sous la porte deux pieds, juste derrière. Une respiration saccadée. Puis plus rien. La poignée se tourne lentement.

Je suis dans le noir et j’ai les yeux fermés. Faites que ce soit toi ma soeur.