Le cri de l'aube

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Du porte-plume qui me tachait les doigts à l'école jusqu'au clavier d'ordinateur, j'ai toujours aimé jouer avec la musique et la couleur des mots...

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Une aube grise et sale filtrait à travers les barreaux de la cellule.
Peu à peu, les corps recroquevillés à même le sol de terre battue se redessinaient dans la pénombre, misérables silhouettes douloureusement tassées les unes contre les autres. Une odeur permanente d'humidité et de peur suintait des murs noirs et crasseux couverts de graffitis.

Matin de décembre. Froid glacial. Aucun chant d'oiseau. Le silence comme un couvercle.

Pierre ouvrit les yeux. Il n'avait pas beaucoup dormi, mais le sommeil avait eu raison de sa fatigue. Il aurait bien voulu rester éveillé toute la nuit, vivre sa dernière veillée d'armes sans s'abandonner à l'oubli, profiter encore de ces quelques heures pour dire adieu à tous les souvenirs qui assaillaient sa mémoire, pour en respirer une dernière fois le parfum.
La douleur lancinante de son dos se réveilla comme un coup de poignard et le fit grimacer. Il sentait sa chemise collée à sa peau par le sang séché. Il regarda ses mains gonflées dont les phalanges avaient été patiemment brisées, les unes après les autres... Ses mains qui aimaient tant caresser la peau satinée d'Elise, sentir la douce et chaude rondeur de ses seins, ses mains qui aimaient tant voltiger, oiseaux légers et furtifs, sur les touches jaunies du vieux piano du salon lorsque, les soirs d'été, on allumait la lampe et que l'odeur du foin coupé entrait par les fenêtres ouvertes pour se mêler aux valses de Chopin...
Ses mains qui avaient appuyé sans hésiter sur la gâchette quand l'officier allemand avait fait irruption dans leur planque.
Ses mains, deux masses de chair informes qu'il ne pouvait plus remuer.

Il n'avait pas parlé.
Il avait tout supporté, muré dans sa foi de résistant, jusqu'à l'évanouissement.
Ne pas parler, ne pas être le premier maillon d'une longue chaîne de dénonciations.

Il balaya le cachot d'un regard circulaire. Ils étaient cinq. Cinq hommes dans la force de l'âge, réduits à l'état de marionnettes désarticulées, jetées sur la terre battue de ce cachot.

Jean, dont les paupières tuméfiées ne pouvaient plus s'ouvrir, avait la tête posée sur son épaule. Il en sentait le poids abandonné et ce contact lui apportait un sentiment de chaude solidarité. Ensemble. Ils avaient tout fait ensemble. Leur engagement dans le réseau un matin de printemps. Il faisait beau, ils étaient jeunes, ils étaient forts, la vie devant eux comme un grand soleil. Ensemble, ils avaient distribué des tracts, pris des risques, appris à vivre dans la clandestinité. La peur, le doute, le courage, la confiance, ils avaient tout partagé.

Antoine était assis sur ses talons, les yeux grands ouverts, fixant le soupirail quadrillé de barreaux.
Son regard clair, sans nuages, d'une transparence cristalline, était tourné vers la lumière du jour naissant. Il ne trahissait aucune émotion. Sa respiration était lente et paisible. Peut-être était-il déjà parti ailleurs ? Antoine, c'était le poète du groupe, la tête toujours un peu dans les nuages, qui aimait griffonner des poèmes sur un vieux calepin pendant les heures de guet, mais dans l'action, il n'avait de leçon à recevoir de personne. Il apportait aux autres la force enracinée de son calme et de son sang-froid. Il inspirait un profond respect.

Allongés l'un contre l'autre en chien de fusil, Louis et Maurice étaient les deux plus jeunes, âgés d'à peine dix-sept ans. Frères jumeaux, ils ne se quittaient jamais. Quand l'un riait, l'autre riait. Leur bonne humeur était communicative, toujours un mot pour détendre l'atmosphère, une plaisanterie, un calembour, prenant les choses du bon côté même dans les situations les plus dangereuses. Leur vie était un perpétuel écho de jeunesse et de fougue. Inconscients du risque, ils auraient fait n'importe quoi pour les camarades, pour le réseau. Ils croyaient en un monde meilleur, en des lendemains qui chantent. Vivre. Exister.
Quand ils revenaient dans la cellule après un interrogatoire, jetés comme des chiens après ces terribles séances qui leur brisaient le corps, ils s'asseyaient côte à côte, épaule contre épaule, encore hébétés par tant de douleurs. Ils ne riaient plus mais se regardaient longuement sans rien dire.
Un regard muet, les mots n'avaient plus de sens.
Eux non plus n'avaient pas parlé.

Le silence.

Soudain le cliquetis brutal et métallique du verrou fit tourner tous les visages vers la porte blindée. Plusieurs soldats allemands – bottes noires impeccablement cirées montant jusqu'aux genoux, mitraillette à l'épaule – apparurent dans la sombre embrasure. Un ordre fut aboyé. Tous comprirent. Lentement, ils se levèrent, essayant de trouver l'équilibre de leurs corps meurtris. Une sensation de vertige les faisait vaciller, mais ils se mirent debout. Des hommes debout. Les os brisés, les plaies à vif, les chairs brûlées.

Ils quittèrent la cellule les uns derrière les autres, traversèrent un sinistre couloir, remontèrent quelques marches pour déboucher dans une cour. Avec rudesse, les soldats les poussaient de la crosse de leurs mitraillettes, ils avançaient.
Ils avançaient, titubant, aveuglés par la clarté du jour naissant.

Ils arrivèrent dans un pré bordé d'arbres nus et noirs qui dressaient leurs branches comme des doigts difformes et accusateurs vers le ciel.

Cinq poteaux d'exécution étaient alignés.

Sans ménagement, les soldats les placèrent chacun devant un poteau, leur ligotèrent les mains dans le dos, leur proposèrent de leur bander les yeux d'un foulard noir.
Tous refusèrent. Ils voulaient voir la mort les yeux dans les yeux, en direct, comme ils avaient aimé la vie, pleinement, sans entrave. Exister, jusqu'au bout, en hommes libres.

Les soldats allemands leur faisaient face, les muscles du visage figés dans la mission à accomplir.

Un ordre déchira le silence, les soldats épaulèrent.
Au hurlement suivant, ils visèrent.
Au troisième ordre, ils tirèrent.

Pierre eut juste le temps d'emplir ses poumons d'une grande goulée d'air, une profonde inspiration qui serait la dernière, et de sa poitrine, jaillit un cri qui déchira l'ouate blême du petit matin : « Vive la liberté ! » 

La balle l'atteignit en pleine poitrine, il s'effondra sur lui-même, retenu par les liens de ses bras.

Mais son cri, cri de mort, cri de naissance, cri de renaissance, cri de vie, s'amplifia, gonfla comme une voile de bateau sous le vent, monta vers les collines et les prés encore drapés de brume. Ce cri qu'il avait poussé avec toute sa conviction d'homme, s'éleva vers le ciel qui s'éclaircissait peu à peu, phénix de liberté déployant largement ses ailes, à la rencontre des nuages et du vent qui le porteraient de plus en plus loin, vers les autres camarades, vers tous ceux qui luttent et qui espèrent.
Ce cri, on l'entendrait dans les granges clandestines, dans les maquis cachés au fond des forêts, dans les sous-sols et les caves, dans les greniers qui servaient de planque, ce cri deviendrait de plus en plus puissant, porteur d'une sève nouvelle, messager de la lutte qui continue.

Pierre était mort, fusillé par un petit matin de décembre.
« Vive la liberté », cri de l'aube, cri de l'avenir.
Vivre. Exister.

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