Dès le premier jour, je me suis sentie prisonnière du régime en place. Impossible de se détacher du lot sans courir le risque d'être écrasée par les hommes chargés de nous surveiller qui savent se montrer sans pitié à l'égard des récalcitrants. Je grandis donc tranquillement en restant dans mon coin, contrôlée quotidiennement avec ce sentiment que rien ne doit dépasser, que je me dois de faire «couleur locale». Grimper dans un arbre, m'accrocher à ses branches, est la seule chose que l'on me permette, alors que je rêve d'espace, de liberté. Quand il pleut je m'abrite sous de grandes feuilles, de là je regarde au loin, mais c'est toujours le même paysage que j'aperçois : des volcans et la forêt tropicale. Quand le soleil tape, je lui offre mon corps. En grandissant je suis devenue longiligne, j'ai le dos légèrement voûté, signe de ceux qui n'ont qu'à se montrer dociles. Avec des voisines de mon âge, nous formons une bande très soudée. L'hiver nous ne connaissons pas les périodes de grand froid qui glacent la terre, l'eau, les arbres de certaines régions du monde, le climat ici est tropical.
Depuis quelque temps, je suis devenue jolie, j'ai mûri, je lis de la convoitise dans les regards. Un matin des camions arrivent, des hommes en descendent. Affichant un sourire de satisfaction en nous apercevant, ils nous calibrent des yeux. L'un d'eux tend son bras, me palpe sans que je m'y attende. Je sens ses doigts sur moi, je suis pétrifiée. Il touche également mes copines, nous nous laissons faire sans un mot, sans pouvoir nous échapper, nous n'avons pas le choix. Nos parents restent impassibles, alors que l'on nous sépare d'eux. Amenées dans un hangar, on nous désinfecte de la tête aux pieds comme si nous étions malades et risquions de contaminer le reste du monde. Les hommes nous font ensuite monter dans les camions, serrées les unes contre les autres, nous sommes vertes de peur. Aucune de nous n'a la moindre idée de ce qui l'attend. Le trajet dure des heures, cachées sous une bâche. Le chauffeur fume cigarette sur cigarette, tout en parlant à son voisin qui rit bruyamment. Ils semblent nous avoir oubliées...
L'air sent l'iode, depuis un moment il fait plus frais. Par une déchirure de la toile, je vois que le chauffeur a garé le camion devant un amas de ferraille. «J'espère que c'est le bon bateau», dit-il à son acolyte. Des hommes courent dans toutes les directions en criant, je respire des odeurs de gasoil et de poissons avariés. C'est alors que notre convoyeur dit à deux costauds tatoués : « Elles partent toutes pour Amsterdam ».
Arrachées à nos familles, à notre terre natale, qu'allons-nous faire à Amsterdam ? L'embarquement est long, je suis surprise des précautions que les hommes prennent pour nous hisser à bord. Aurions-nous de la valeur ? Dans la cale, il fait sombre, il règne une légère humidité qui nous fait du bien après ces longues heures passées sur ces routes poussiéreuses où nous sautions à chaque nid-de-poule. Nous restons bien sagement à regarder les énormes caisses que l'on entrepose tout près de nous. Dans le même temps nous parviennent du pont, les voix des hommes à la manœuvre. Soudain, un bruit assourdissant retentit, comme une explosion, le bateau bouge, nous sommes secouées, mais différemment du trajet en camion, comme bercées... La côte s'éloigne, les vagues deviennent de plus en plus grosses. Le bateau les affronte l'une après l'autre, les éperonne dans de grands gémissements métalliques. L'eau tape contre la coque, que faire sinon attendre que la tempête passe. Quand les éléments se calment enfin, la traversée devient moins effrayante. On vient nous voir plusieurs fois par jour pour s'assurer que tout va bien, qu'aucune d'entre nous ne manquera à l'appel, comme si l'on se souciait désormais de notre avenir. Le jour vient à peine de se lever quand le bateau ralentit, le tangage diminue, bientôt nous entendons des cris, des bruits de chaînes, un grand plouf... et tout s'immobilise.
On nous débarque, toujours en rang serré, on nous conduit dans un immense hall où règne une chaude lumière, qui rappelle la chaleur de notre pays. Nous changeons de couleur, les hommes semblent satisfaits. Nous restons longtemps, alignées sans bouger, je découvre avec une certaine inquiétude l'apparition de petites taches brunes sur mon corps. Quand on vient nous chercher, dehors il fait froid, le ciel est gris. Il y a de l'eau partout dans cette ville, les gens portent des vêtements chauds, roulent à bicyclette tête baissée, pressés d'aller je ne sais où, les maisons sont hautes, serrées les unes contre les autres, leurs façades se ressemblent. Les bruits de la ville, le monde, tout est nouveau pour moi et m'affole. Le climat d'Amsterdam n'a rien à voir avec celui auquel j'étais habituée, l'air que je respire n'est pas pur comme celui d'où je viens. Je vais devoir faire des efforts pour m'accoutumer à ma nouvelle vie. Les camions qui nous transportent sont par contre plus confortables, ils ne nous secouent que très légèrement. On nous fait descendre devant une bâtisse haute en couleur, dans laquelle on nous sépare par petits groupes. Nous nous retrouvons exposées derrière des vitrines éclairées au néon. Les gens passent et nous regardent avec envie. Je réalise alors seulement que j'ai été achetée pour arriver jusqu'ici, et que je dois faire commerce de mes charmes. Je suis devenue adulte de manière accélérée. Les nuits sont courtes, il faut se montrer à son avantage, de l'aube au crépuscule.
Les clients viennent souvent après leur travail, ils sont pressés et rarement de bonne humeur. Ils me calibrent littéralement du regard, parfois même me touchent, avant de se laisser tenter par mes voisines de box.
Vient le jour de mon premier client, un homme d'une cinquantaine d'années, grand, chauve, bedonnant, la salive au coin des lèvres. Il semble me trouver à son goût car il me choisit avec deux de mes copines, paye la somme demandée et nous emmène avec lui. Il nous jette littéralement sur la banquette arrière de sa voiture et démarre en trombe. Arrivé chez lui, il nous sort sans ménagement, nous allonge sur une table puis s'éloigne. Une musique retentit, différente de celles de mon pays. Quand il revient vers nous, il porte un tablier de boucher, il a un couteau dans la main gauche, il attrape ma voisine de droite, elle n'a pas le temps de crier qu'il la déshabille, la découpe en morceaux, et la jette dans une cuve. Il fait la même chose avec ma voisine de gauche puis c'est à mon tour de subir, terrorisée, les assauts de ses doigts et de son couteau. Il découpe mon corps méthodiquement, tout en sifflotant. Ainsi déchiquetée, il me balance sur mes sœurs d'infortune. Pour finir de nous humilier, ce sadique verse sur nous des quartiers de chair, certains presque aussi pâles que nous mais plus fermes et d'autres de couleur orange, qui suintent abondamment. Notre tortionnaire achève son horrible besogne en nous arrosant d'un liquide brun qui à mon grand étonnement sent le rhum, cet alcool que boivent les hommes aux Philippines. Va-t-il craquer une allumette et nous brûler ? Alors que je m'attends à finir carbonisée, une pelle argentée s'abat sur nous finissant d'éparpiller nos restes...
Personne ne nous réclamera, aucune plainte ne sera déposée pour tentative de meurtre, la police hollandaise n'enquêtera pas sur notre disparition et notre bourreau ne sera pas le moins du monde inquiété.
On ne poursuit pas un homme qui achète trois bananes pour faire une salade de fruits...
Depuis quelque temps, je suis devenue jolie, j'ai mûri, je lis de la convoitise dans les regards. Un matin des camions arrivent, des hommes en descendent. Affichant un sourire de satisfaction en nous apercevant, ils nous calibrent des yeux. L'un d'eux tend son bras, me palpe sans que je m'y attende. Je sens ses doigts sur moi, je suis pétrifiée. Il touche également mes copines, nous nous laissons faire sans un mot, sans pouvoir nous échapper, nous n'avons pas le choix. Nos parents restent impassibles, alors que l'on nous sépare d'eux. Amenées dans un hangar, on nous désinfecte de la tête aux pieds comme si nous étions malades et risquions de contaminer le reste du monde. Les hommes nous font ensuite monter dans les camions, serrées les unes contre les autres, nous sommes vertes de peur. Aucune de nous n'a la moindre idée de ce qui l'attend. Le trajet dure des heures, cachées sous une bâche. Le chauffeur fume cigarette sur cigarette, tout en parlant à son voisin qui rit bruyamment. Ils semblent nous avoir oubliées...
L'air sent l'iode, depuis un moment il fait plus frais. Par une déchirure de la toile, je vois que le chauffeur a garé le camion devant un amas de ferraille. «J'espère que c'est le bon bateau», dit-il à son acolyte. Des hommes courent dans toutes les directions en criant, je respire des odeurs de gasoil et de poissons avariés. C'est alors que notre convoyeur dit à deux costauds tatoués : « Elles partent toutes pour Amsterdam ».
Arrachées à nos familles, à notre terre natale, qu'allons-nous faire à Amsterdam ? L'embarquement est long, je suis surprise des précautions que les hommes prennent pour nous hisser à bord. Aurions-nous de la valeur ? Dans la cale, il fait sombre, il règne une légère humidité qui nous fait du bien après ces longues heures passées sur ces routes poussiéreuses où nous sautions à chaque nid-de-poule. Nous restons bien sagement à regarder les énormes caisses que l'on entrepose tout près de nous. Dans le même temps nous parviennent du pont, les voix des hommes à la manœuvre. Soudain, un bruit assourdissant retentit, comme une explosion, le bateau bouge, nous sommes secouées, mais différemment du trajet en camion, comme bercées... La côte s'éloigne, les vagues deviennent de plus en plus grosses. Le bateau les affronte l'une après l'autre, les éperonne dans de grands gémissements métalliques. L'eau tape contre la coque, que faire sinon attendre que la tempête passe. Quand les éléments se calment enfin, la traversée devient moins effrayante. On vient nous voir plusieurs fois par jour pour s'assurer que tout va bien, qu'aucune d'entre nous ne manquera à l'appel, comme si l'on se souciait désormais de notre avenir. Le jour vient à peine de se lever quand le bateau ralentit, le tangage diminue, bientôt nous entendons des cris, des bruits de chaînes, un grand plouf... et tout s'immobilise.
On nous débarque, toujours en rang serré, on nous conduit dans un immense hall où règne une chaude lumière, qui rappelle la chaleur de notre pays. Nous changeons de couleur, les hommes semblent satisfaits. Nous restons longtemps, alignées sans bouger, je découvre avec une certaine inquiétude l'apparition de petites taches brunes sur mon corps. Quand on vient nous chercher, dehors il fait froid, le ciel est gris. Il y a de l'eau partout dans cette ville, les gens portent des vêtements chauds, roulent à bicyclette tête baissée, pressés d'aller je ne sais où, les maisons sont hautes, serrées les unes contre les autres, leurs façades se ressemblent. Les bruits de la ville, le monde, tout est nouveau pour moi et m'affole. Le climat d'Amsterdam n'a rien à voir avec celui auquel j'étais habituée, l'air que je respire n'est pas pur comme celui d'où je viens. Je vais devoir faire des efforts pour m'accoutumer à ma nouvelle vie. Les camions qui nous transportent sont par contre plus confortables, ils ne nous secouent que très légèrement. On nous fait descendre devant une bâtisse haute en couleur, dans laquelle on nous sépare par petits groupes. Nous nous retrouvons exposées derrière des vitrines éclairées au néon. Les gens passent et nous regardent avec envie. Je réalise alors seulement que j'ai été achetée pour arriver jusqu'ici, et que je dois faire commerce de mes charmes. Je suis devenue adulte de manière accélérée. Les nuits sont courtes, il faut se montrer à son avantage, de l'aube au crépuscule.
Les clients viennent souvent après leur travail, ils sont pressés et rarement de bonne humeur. Ils me calibrent littéralement du regard, parfois même me touchent, avant de se laisser tenter par mes voisines de box.
Vient le jour de mon premier client, un homme d'une cinquantaine d'années, grand, chauve, bedonnant, la salive au coin des lèvres. Il semble me trouver à son goût car il me choisit avec deux de mes copines, paye la somme demandée et nous emmène avec lui. Il nous jette littéralement sur la banquette arrière de sa voiture et démarre en trombe. Arrivé chez lui, il nous sort sans ménagement, nous allonge sur une table puis s'éloigne. Une musique retentit, différente de celles de mon pays. Quand il revient vers nous, il porte un tablier de boucher, il a un couteau dans la main gauche, il attrape ma voisine de droite, elle n'a pas le temps de crier qu'il la déshabille, la découpe en morceaux, et la jette dans une cuve. Il fait la même chose avec ma voisine de gauche puis c'est à mon tour de subir, terrorisée, les assauts de ses doigts et de son couteau. Il découpe mon corps méthodiquement, tout en sifflotant. Ainsi déchiquetée, il me balance sur mes sœurs d'infortune. Pour finir de nous humilier, ce sadique verse sur nous des quartiers de chair, certains presque aussi pâles que nous mais plus fermes et d'autres de couleur orange, qui suintent abondamment. Notre tortionnaire achève son horrible besogne en nous arrosant d'un liquide brun qui à mon grand étonnement sent le rhum, cet alcool que boivent les hommes aux Philippines. Va-t-il craquer une allumette et nous brûler ? Alors que je m'attends à finir carbonisée, une pelle argentée s'abat sur nous finissant d'éparpiller nos restes...
Personne ne nous réclamera, aucune plainte ne sera déposée pour tentative de meurtre, la police hollandaise n'enquêtera pas sur notre disparition et notre bourreau ne sera pas le moins du monde inquiété.
On ne poursuit pas un homme qui achète trois bananes pour faire une salade de fruits...
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