Le bleu du néant

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. Et puis, qu’importe au fond ? Quelle que soit la réponse à cette question que je me pose depuis maintenant trop longtemps, la réalité des faits restera la même : je ne sais où je suis ni où je vais, encore moins comment j’en suis arrivée là. Partout c’est le néant ! Est-ce la fin d’une voie ou n’en est-ce qu’un tournant ? Honnêtement, comme toute personne sensée, je préférerais que ce ne soit qu’un tournant. Personne n’aime les fins. Elles font trop peur, elles apportent avec elles trop d’incertitudes pour que quiconque puisse les apprécier. Le présent sait se montrer cruel et dégoûtant, je le sais ; mais jamais il n’a su égaler l’inconnu.

Lorsque je l’ai vu ce matin et qu’il a essayé de m’embrasser, j’ai pris une grande inspiration qui m’a fait lever la tête et je le lui ai dit. Il fallait commencer par refréner nos désirs corporels si on voulait tout arrêter. Il a dû me rappeler qu’il n’y avait que moi qui voulais tout arrêter. J’ai gardé le silence et il a compris que je n’en démordrais pas. Alors il a dit que ce serait la dernière fois. J’ai souri. Je voulais effectivement que ce soit la dernière fois que je dise vouloir mettre un terme à cette relation sans pouvoir aller au bout de ma décision. Il a répété que ce serait la dernière fois qu’on se voyait. Ma tristesse transparaissait mais j’avais un si beau sourire... Et puis, un sourire pouvait servir à cacher tellement de choses.

Ce qu’il allait me manquer ! Nos fous rires, nos tendres ébats, nos séances de travail, tous ces courts moments où nous pouvions enfin trouver un terrain d’entente. Je ne voulais pas ne plus le revoir de ma vie mais, j’ai donné mon accord. Et je n’ai pas oublié de sourire. J’ai ensuite voulu l’attirer vers ma poitrine afin de le sentir contre moi une dernière fois. Après avoir détourné le regard, j’ai tendu les bras pour attirer ses épaules. Mais il a fermement repoussé mes mains en disant : « Non ». Et c’est là que ça s’est produit !

Toutes les émotions que j’étais parvenue à dompter ces derniers temps se sont révoltées et ont voulu voir le jour. Elles s’étaient mises à me déchirer la peau comme pour se frayer un passage à travers mes pores et respirer l’air pur. C’était une douleur insupportable. J’ai ramené mes mains vers mon visage pour cacher mes larmes et j’ai murmuré : « Ne fais pas ça... ». Entre nous, je n’aurais su dire si ces mots s’adressaient davantage à cet homme que j’aimais qu’à tous ces petits démons qui n’en avaient pas fini de chercher à se libérer. Je ne pouvais dire si l’un ou l’autre m’avait entendue de toute façon. Alors j’ai voulu me lever pour partir. Il m’a retenue.
 Reste là !
 Lâche-moi... J’ai un cours.
 Assieds-toi, je te dis !
J’ai obtempéré. Mon visage était maintenant dégagé et le bras par lequel il m’avait forcée à me rasseoir était encore prisonnier de ses mains. J’avais les deux bras prisonniers, je crois. Je sais néanmoins que j’avais la tête tournée du côté gauche, avec les yeux grands ouverts pour ne distinguer que le noir, et la bouche qui se tuait à aspirer autant d’air que possible.
 Je ne veux pas que ça s’arrête là !!
 Je comprends mais je tiens encore à ce que nous mettions ce point final.
Et je n’ai plus rien senti...

Non je ne parle pas de la douleur. Je sentais encore une multitude de choses fourmiller en moi, à la recherche d’une porte de sortie. J’avais encore une avalanche d’images qui se bousculaient devant mes yeux sans que je ne puisse en distinguer aucune. Certes, j’avais entre-temps ravalé mes larmes, mais je sentais encore mon cœur battre la chamade, comme si lui aussi avait hâte de s’en aller de ma poitrine. Non, je ne parle pas de cette soudaine sensation de vide, comme si je venais de renoncer à quelque chose d’important, d’irremplaçable. Je parle de ses mains. Il m’avait lâchée.

J’ai mis deux secondes à réaliser que j’étais libre puis me suis levée de ses genoux. J’ai attrapé mon sac sur la table, j’y ai mis ma bourse après en avoir sorti l’argent du taxi et je l’ai refermé. J’ai attrapé mon téléphone pour mettre Papa Loko de Toto Bissainthe en boucle, le volume à fond. Là, j’ai eu un blocage. Devais-je lui faire un discours ? Devais-je lui dire au revoir ? ou adieu ? Il avait la tête fourrée dans son téléphone et j’avais l’impression qu’il n’avait même plus conscience de ma présence à côté de lui. Est-ce que j’étais même obligée de lui dire quoi que ce soit ? Est-ce qu’ajouter quelque chose ne reviendrait pas à confesser ma faiblesse?

 Alors voilà ! Je m’en vais.
 Ok, bye !
Voulait-il dire au revoir ou adieu ? Je n’ai pas osé demander. Ou plutôt je n’en ai pas eu le temps. J’étais trop occupée à retenir mes larmes. Il fallait absolument que je parvienne jusqu’à la rue sans m’inonder les joues. Je devais me concentrer sur les mots que débitaient mes écouteurs. Je devais me répéter ce pour quoi j’avais fait ce choix. Je ne devais pas céder à mes sentiments. Juste un pied devant l’autre et ça devrait aller jusqu’au bout du couloir.

Je savais que ce serait difficile de se battre contre soi-même en allant à l’encontre de ses sentiments, mais je ne me doutais pas qu’il me coûterait tant de gagner cette guerre. L’exercice en était quasiment irréalisable : il fallait que je parte assez vite pour ne pas m’effondrer en larmes devant lui, mais il me fallait également emmagasiner le plus de détails possibles parce-que c’était la dernière fois que je ferais ce parcours. Lequel des deux objectifs était le plus important? Ne pas pleurer ou garnir mon album de souvenirs?
Les souvenirs... Je n’aurai plus à esquiver les vendeurs de boissons réfrigérées pour franchir le couloir tôt le matin. Non plus à chercher silencieusement mes clés pour éviter de déranger les occupants des chambres voisines. Mais surtout, je ne me glisserai plus dans ses bras endormis pour boucler mon cycle de sommeil. Désormais je ne rentrerai plus au petit matin après avoir fait la fête avec des copains. Il ne me dira plus que ces copains causeront ma perte. Il ne me criera pas que ce sera bien fait pour moi et on ne se disputera plus. Tout était bel et bien fini!

Sentir le moteur de la moto vrombir sous mes fesses pendant que le vent me caresse le cuir chevelu m’a fait plus de bien que je ne l’aurais imaginé. L’air chargé de gaz d’échappement, le soleil qui me brûlait la peau, la vitesse à travers les immondices et les édifices au sol; tout ce qu’il me fallait pour respirer. « Tu as d’autres choix ! » : il n’a eu de cesse de me le répéter et il avait raison. Personne ne m’a poussé à décider que ce grand amour ne devait pas être le dernier. Seule, j’ai opté pour cette souffrance qui me broie la poitrine. Et seule, je me dois de la supporter. Elle finira par s’estomper. Elle doit finir par s’estomper.

Alors pourquoi une partie de moi n’arrivait-elle toujours pas à accepter l’idée qu’une page venait d’être tournée ? Pourquoi, 8 heures plus tard, j’avais cette même sensation d’être retenue à la gorge sans rien pouvoir pour me défaire de mon étau ? Apprendre à le connaitre cinq ans plus tôt m’avait, pendant longtemps, donné l’impression d’être sur la bonne voie. Mais pourquoi ai-je aujourd’hui ce même besoin de renouveau ? Pourquoi diable suis-je remplie du même vide qu’à 22 ans ?