Le 14ème cadavre

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ». Ce fût là ma première interrogation. Étais-je conscient ou bien plongé dans un état profond d’inconscience ? Je crois que je ne préférais pas savoir. Une chose quant à elle était sûr, cela m’avait semblé affreusement réel. Cette cicatrice était tellement funeste, que même après des années passées à épier le plafond jauni par la nicotine qui s’était échappée des nombreuses cigarettes que j’avais pu consumer, j’étais en capacité d’énoncer ce traumatisme avec une minutie qui moi-même m’impressionnait.
C’était précisément le 11 mai 1979, il y a 16 ans, quand j’œuvrais au bien-être et à la sécurité sanitaire de la communauté américaine comme ils aimaient nous dire. Foutaises ! En réalité, j’œuvrais à débarrasser New York des dizaines de cadavres journaliers qu’ils souhaitaient laisser tomber outrageusement dans l’anonymat le plus total. Je travaillais sur « l’île aux morts » ou Hart Island comme aiment l’appeler les individus qui s’en tiennent à l’écart. Mon œuvre était donc d’entasser des caisses en bois qui contenaient ces rejetés, ces oubliés, dans d’immenses fosses communes semblables à des tranchées de guerre. J’avais, chaque jour, l’impression de bafouer leur dignité.
Ce 11 mai 1979 était un jour radieux pour les habitants de New York où le mercure affichait un joli 26 degrés à 14h30. Mais sur « l’île aux morts », aucun jour ne peut être resplendissant, et encore moins celui-ci. Quand le soleil vint s’asseoir sur un des plus haut building du Bronx, j’en étais déjà à mon 13ème macchabées de la journée. Le 14ème, fût de trop. Lors de son transport dans son piètre caisson en bois immatriculé AMG-78361, je m’entravais dans une des racines du rare chêne que, par miracle, les autorités avaient décidés de ne pas abattre. Le caisson tomba, déclenchant dans sa chute l’ouverture d’un des panneaux de bois fixé, comme toujours, admirablement. L’histoire d’un court instant, moi et mon collègue que je connaissais à peine, avons partagé un intense regard dans lequel je pouvais voir jaillir dans tous les sens, une déstabilisante ribambelle d’émotions diverses. Cela faisait environ 3 ans que j’œuvrais tous les jours avec lui sans même connaitre son nom, ni comment la poisse l’avait attrapé pour l’exiler sur cette île. Et c’est durant ce bref regard que j’en ai appris plus sur lui que durant les 1088 jours qui venaient de s’écouler. J’ai compris ce jour-là qu’il allait falloir que j’aille seul à la rencontre du 14ème cadavre de la journée, et que je ne devais pas espérer compter sur lui pour m’aider. Alors, dans un élan de témérité, je m’avança en direction du caisson de bois. Lentement. Tremblotant. J’avais les mains si humides, que je pouvais sentir les gouttelettes d’eau ruisseler sur mon épiderme. Ca y est. Plus qu’un pas à faire et j’allais pouvoir apercevoir l’individu que j’avais, malencontreusement, agité dans son sommeil éternel. Je fis ce dernier pas. Abomination. Devant moi était allongée une femme cisaillée, scarifiée, entaillée des dizaines de fois par ce qui me semblait être des morsures. Certaines lésions étaient si profondes, que l’on pouvait y apercevoir quelques os brisés témoignant de toute l’impétuosité et la violence de la scène. Et comme si cela ne suffisait pas, la chute avait malheureusement fait virer la pauvre femme d’une position couchée, à fœtale. L’odeur de sa chair putréfiée et restée à l’air ambiant y était tellement nauséabonde, que cela m’en irritait les yeux. En effet, personne n’avait pris ni le temps, ni le soin de rendre présentable la pauvre défunte comme il aurait été coutume de faire pour un citoyen lambda. Seulement, voyez-vous, une personne qui voit sa destinée croiser les côtes de Hart Island, ne se voit pas obtenir la considération de n’importe quel quidam. A cette instant précis, un orage mêlant tristesse, rage et dégoût grondait en moi, si bien qu’une larme vint me chatouiller la narine droite. C’est explicitement ce sentiment de colère qui me poussa à l’action. Dès lors, je fis deux pas de plus pour être en mesure d’accéder au caisson de bois où elle gisait, car il allait falloir la repositionner et fixer une nouvelle plaque de bois avant de pouvoir l’assembler avec les centaines d’autres cadavres déjà alignés dans la fosse. Au moment même où mes mains effleurèrent le peau martelée de la pauvre dame, ce fût le noir complet. Un noir profond. Un noir dense. Un noir où aucune once de lumière n’était percevable. « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. » En effet, où étais-je et qu’avait-il bien pu se passer ? Je n’en n’avait nulle idée. J’étais dans un environnement inconnu, dans un espace oppressant. En effet, j’avais la désagréable impression que l’air lui-même m’étouffait, m’écrasait, comme si l’on m’avait confiné dans un ballon que l’on aurait tellement gonflé qu’il serait sur le point d’exploser. J’avais beau avoir tous mes sens en éveil, aucun bruit ne m’était perceptible. Une odeur peut-être ? Aucune qui m’était familière. En revanche, j’avais l’étrange sensation d’être allongé. En effet, mes talons, mes fesses, mes omoplates et ma tête reposaient sur support d’apparence rêche et peu confortable. J’avais donc belle et bien l’intention de me verticaliser, mais mon corps me l’interdisait. En effet, mon cerveau avait beau envoyer l’information la plus simple et concise en direction de mon corps, il restait impassible et silencieux. L’inquiétude s’immisçait de plus en plus en moi, si bien que j’arrivais enfin à percevoir une odeur parmi la masse d’air impur qui s’agitait au-dessus de ma tête. C’était des relents de mort. Commençais-je à assimiler ce que je ressentais avec les pensées sombres qui reflétaient mes journées ? Sûrement. L’inquiétude avait maintenant rempli tout mon corps et avait désormais laissé place à la panique. Étais-je dans un des milliers de caisson de bois enterré à plusieurs mètres sous terre ou étais-je dans celui de madame Alicia DEBROOK destiné à être englouti par la terre avec des dizaines d’autres ? Venait-il de apparaître à l’instant le nom de la pauvre femme dont j’avais échappé le corps ? Comment pouvais-je connaitre le nom d’une femme dont j’ignorais l’existence il y a encore quelques minutes ? Ça y est. La terreur s’emparait de moi. J’avais beau vouloir hurler à outrance et m’agiter dans tous les sens, rien n’y faisait. Chaque seconde qui s’écoulait semblait être des minutes, et plus le temps passait, plus mes pensées divaguaient. Je dérivais, seul, dans cette obscurité infinie. Soudainement, une lumière intense m’éblouit un court instant avant de s’estomper rapidement. J’étais à nouveau moi, j’étais à nouveau doté de la capacité de bouger comme bon me semble. J’avais repris possession de mon corps. J’étais de nouveau libre. Un sourire de soulagement vint égayer mon visage avant d’être rapidement annihilé par un sentiment de stupéfaction. J’étais debout, avançant en soutenant un caisson de bois empli d’un corps. Devant moi, un homme m’aidait à le transporter et sur ma droite, le majestueux chêne gracié par les autorités. Mais mes yeux étaient rivés sur autre chose. Une chose pour le moins troublante. En effet, ce caisson avait pour immatriculation : « AMG-78361 ». Pure coïncidence ou effroyable liaison avec ce que je venais de vivre ? Je ne pouvais m’empêcher d’y songer.
N’était-ce qu’un cauchemar ou avais-je réellement prit conscience dans un corps qui n’étais pas le mien ? Peut-être les deux.