L'autruche

Je suis étudiant Libanais en 5ème année de médecine, poursuivant en parallèle un master de recherche en neurosciences. J’écris surtout des nouvelles à chûtes et des poèmes.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. L’obscurité m’enlace, chaude comme l’eau d’un marécage, fervente comme les bras de ma mère. Une illusion rassérénant les enfants, jetés un jour dans le monde des adultes. Si seulement ces yeux étaient restés fermés...

Une lumière blanche perce mes paupières translucides et marbrées. Quelques clignements et la mydriase de mes pupilles est ajustée. J’ai décidément la tête à l’envers, suspendu à mon siège. La ceinture de sécurité écrase ma cage thoracique et je suis à court de souffle. Une haleine fétide de café turc et de cigarettes charrie quelques mots : « Si vous m’entendez, M’sieur, ne bougez pas et restez calme. Nous vous sortirons de là ». Je ressens mes artères temporales gonfler et le sang croupir en haut de mes oreilles. « Suis médecin ! » je m’écrie. « À quoi bon hurler mon métier ? » je m’interroge. Serait-ce pour faire brave figure ou peut-être pitié, puisque les médecins sont admirés comme des héros. Des héros qui ne peuvent pas mourir. Des héros, hélas, qui ne peuvent pas vivre leur vie non-plus, assidûment accablés par les attentes des autres. J’aimais bien être un quidam et j’avais la chance de l’être cette nuit-là. Mais, encore une fois, je dévoile ma profession comme si c’est la seule chose qui donne sens à ma vie. Ma main droite est collée contre le volant par un mélange de sang et de sueurs. Je la détache pour ramasser ma blouse blanche du tapis de sol. Cette blouse qui avait le pouvoir, à la fois, de tout dévoiler et de tout camoufler, est désormais là, souillée de mon sang. Quand je la portais, les regards prenaient note différemment de moi. Ils devenaient admirateurs. Comme si le tissu blanc exhibait démesurément intelligence, philanthropisme et valeurs honorables. Je passais pour un sacré mannequin de lèche-vitrines et j’en profitais même pour disposer d’un café offert avant ma tournée matinale et de numéros de téléphone de filles ardentes qui, aurais-je la langue délicate, accepteraient facilement de partager leur couche avec moi, malgré l’anneau à mon doigt. Ce sont ces secrets-ci que cette blouse est capable de dissimuler. « Je suis de garde ce soir, chérie. Ne m’attends pas à diner ! » j’ai crié en prenant congé de ma femme ce matin.

Ce matin-même, quand la lumière verte a scintillé au passage de mon badge magnétique à la porte des urgences, je l’ai vue, debout à côté de sa mère, les mains entrelacées, la respiration lente et profonde, regarder les coins de la salle. Elle me reconnut médecin à la broderie de ma blouse blanche juste au milieu du dessin de mon muscle pectoral gauche. Elle leva ses yeux aux couleurs de la Méditerranée à la rencontre des miens. Moi, qui savais à peine nager, je me laissai couler dans leurs profondeurs, pour être vite pêché par son « Bonjour, Docteur ». J’examinai méticuleusement sa mère octogénaire, amenée aux urgences par une douleur à la poitrine. Son électrocardiogramme et ses enzymes cardiaques étaient rassurants et écartaient le risque d’un infarctus du muscle cardiaque. Un amalgame de jargon médical et de quelques mots courtois suffirent pour épater la patiente et sa fille. Est-elle si importante l’illusion de sécuriser les patients, de les comprendre avant de leur garantir que nous pouvons les sauver ? Est-ce bien-même la raison du « bon médecin », du « parent modèle », du « Dieu miséricordieux » ? Imposture ! Je ne suis qu’un impuissant escroc face à la mort, où je ne peux reproduire que des phrases façonnées rien que pour tenter d’apaiser la peur de la fin. À force de les répéter, un corps sans âme se réduit à mes yeux à un cadavre.

Dans un noir assourdi, des agitations de chair se sont cajolées, embrassées, pénétrées. Nous nous sommes donné rendez-vous le soir-même au Hilton. Deux verres de champagne et quelque verbiage sur la santé de sa mère brisèrent la glace. Son regard m’était curieusement familier. Nos paires d’yeux étaient parfaitement compatibles, faisant resurgir une histoire d’amour d’une vie antérieure. Son toucher glissa le long de mon rachis. Dans ses bras, j’étais à l’abri et il faisait nuit. Mes paupières s’alourdirent. Je me laissai aller, tel un enfant qui mouille son lit et le regrette quelques secondes plus tard. J’ouvre mes yeux, non sur un oreiller mais sur l’airbag, la tête à l’envers. Je ne sens plus mes pieds. Je me courbe. Elle est là, à côté de moi, éteinte par un coup de lapin. J’aperçois ma blouse blanche. « Sale imposteur ! » je murmure et referme les yeux.