Larmes nocturnes

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne savais plus trop où j’en étais avec cette coupure d’électricité qui peignait ma chambre d’une sombre obscurité. Yeux ouverts ou yeux fermés, idem : le même noir. Allongé sur le lit, mes pensées étaient rythmées par le son des gouttes de pluie fracassant le toit. Des pensées qui ressassaient encore cette nuit dont le film remonte à deux jours.
Un grand cri se fit entendre, puis un deuxième et un troisième. La vaste salle d’attente peinait à conserver son habituel silence de cimetière sous cette onde sonore angoissante. Depuis ma place, je pouvais clairement ressentir la douleur à travers les cris perçants de cette femme. Les personnes plus ou moins endormies se réveillaient et d’autres, tenant des journaux, ne dissimulaient pas leur grand mécontentement face à ce vacarme. L’espace d’un instant, les cris cessèrent à la grande satisfaction des personnes présentes dans la salle d’attente.
- « Pas trop tôt ! » s’exclama le gros Monsieur qui n’avait cessé de se boucher les oreilles avec ses index.
Mais, ce moment de répit n’était qu’une farce des plus désagréables. Très vite, la femme reprit son récital aux mille et une sonorités. Cette fois-ci, les simples cris qui résonnaient tantôt, avaient laissé place à des phrases. Et entre deux reniflements, on pouvait entendre :
- « Mon Seigneur ne m’abandonne pas ! Pas maintenant, je t’en prie ! » elle s’arrêta, puis reprit de nouveau après un long cri : « J’ai mal ! Je regrette ! »
Après ces mots, le silence fit à nouveau sa loi dans la salle d’attente. Le Docteur, présent dans la salle d’accouchement, parla d’une voix assez faible mais on pouvait clairement percevoir ces mots :
- « Mademoiselle ! Mademoiselle ! »
- « Elle ne bouge plus Docteur » affirma, sur un ton anxieux, l’une des infirmières dans la salle d’accouchement.
- « Akira ! Réveille-toi ! » cria fortement une autre personne présente dans la salle d’accouchement. A la voix, on devinait que c’était celle d’une femme... sûrement une amie de la dénommée Akira. Le docteur, lui, continuait à donner des directives aux infirmières pendant que l’amie en larmes poussait des cris : « Je vous en prie, réveillez-la ! »
Déjà à son comble dans la salle d’accouchement, la panique se rependait, telle une odeur funeste, dans la salle d’attente. Les expressions de colère s’étaient converties en expression d’inquiétude. Tous redoutaient le pire. Des femmes assises non loin de moi imploraient le Bon Dieu afin qu’il intervienne et sauve la vie de cette femme qu’elles ne connaissaient pourtant pas.
Puis, nous vîmes l’amie de la femme inconsciente, pleurant à chaudes larmes, nous rejoindre dans la salle d’attente. Lorsqu’elle se trouva une place, mes voisines se précipitèrent auprès d’elle pour tenter de la calmer. Seul le gros Monsieur était resté assis à sa place.
- « Ce n’est pas si simple mesdames, vous ne comprenez pas ! » dit la dame en larmes à ces consolatrices.
- « Nous ne comprenons pas, c’est sûr ! Mais ce que nous comprenons est que vous faites un vacarme énorme. Taisez-vous madame ! Nous souffrons tous ici mais personne ne se traîne à même le sol, bon sang ! » lança le gros Monsieur visiblement agacé par la scène.
- « S’il vous plait ! Faîtes preuve de compassion... » supplia l’une des consolatrices.
La dame en larmes l’interrompit et tonna : « Vous ne savez pas pourquoi je souffre et vous me jugez ! Vous ne connaissez pas l’histoire de la femme allongée actuellement et vous me critiquez ! »
Personne ne lui répondit. Personne ne savait exactement quoi répondre. Ses yeux, lorsqu’elle parlait, étaient sanglants. Une étrange harmonie de colère et de tristesse.
- « Mon amie... Akira. Elle a trop souffert. Elle a toujours voulu avoir un enfant. Toujours ! »
A ce moment, je compris que cette dame, bien que nous faisant face, ne s’adressait pas à nous. Nous assistions à l’explosion d’un ressenti gardé trop longtemps pour soi. Un ressenti dont l’expression serait désenvoûtante, libératrice.
- « Elle s’est mariée une première fois. Elle était heureuse ce jour-là. Son sourire était magnifique ! » elle marqua une pause le temps de s’essuyer les yeux dans lesquels s’agitait une source intarissable de larmes. « Après ce premier mariage, un mois, deux mois puis quatre mois, toujours pas de grossesse pour ma chère amie qui rêvait pourtant d’être mère. Les médecins ne voyaient aucun problème médical et affirmaient juste que la grossesse viendrait avec le temps. Un temps qui a été trop long pour son époux. Il l’a abandonnée. » elle prononça cette phrase en fixant l’une des femmes auprès d’elle. Nous autres, avec nos regards inquisiteurs, l’écoutions sagement.
- « Tous la critiquaient. Tous racontaient, dans les couloirs, qu’elle était incapable d’enfanter. Et ce sont les mêmes qui ont feint de sourire lorsque Akira est tombée enceinte.... Avec Eric, son deuxième époux, elle était heureuse. Il a réussi à la combler. » elle essuya les yeux et la morve qui s’apprêtait à atterrir sur ses lèvres puis reprit : « J’étais tellement heureuse le jour où elle m’apprit qu’elle était enceinte de lui. Elle avait fait un test qui s’était révélé positif. Ce même jour, elle me prit par la main et m’emmena dans un magasin de vêtements pour enfants. Elle acheta bon nombre de vêtements sans distinction du genre. Elle disait acheter des vêtements de fille et de garçon pour se préparer à toutes les éventualités. » son visage s’illumina sur ces mots.
De ma place, j’étais bien heureux de savoir que l’enfant qui naîtrait serait tant aimé. J’espérais juste que les cris que nous avions entendus tantôt n’étaient pas les signes d’une fin malheureuse.
- « Deux mois plus tard, le ventre d’Akira n’était toujours pas apparent. Une échographie a révélé que nous étions face à une anomalie fœtale constitutionnelle. L’embryon ne contenait pas le nécessaire pour la croissance d’un enfant et il devait être retiré au plus tôt. »
- « Mon Dieu ! » s’écria une femme dégoûtée par cette révélation.
- « Plus de grossesse ! » continua la dame tout en fixant le sol. « Akira était déboussolée. Elle ne parlait plus. Eric n’arrivait plus à la consoler. Je n’arrivais plus à la faire sourire.... Son seul refuge était la prière. Elle multipliait les séances de prière et d’adoration. » Elle saisit sa tête entre ses deux mains, puis continua avec une voix subitement plus tremblante : « Puis une nuit, je reçois un coup de fil de son époux qui m’apprenait qu’elle était à l’hôpital des suites d’un viol ! » elle éclata en sanglots de sa place.
- « Calmez-vous Madame » dit le gros Monsieur avec un ton compatissant.
Comme si elle n’avait rien entendu, elle reprit avec la même voix tremblante : « Elle avait été violée par deux hommes alors qu’elle rentrait d’une veillée. Et comme si cela ne suffisait pas, elle m’a fait savoir plus tard qu’elle est tombée enceinte des suites de ce viol... elle attendait des triplés. »
Cette oppression qui nouait mon estomac était à son apogée. Mon Dieu ! La vie peut être bien cruelle parfois.
- « Je lui avais bien dit d’abandonner cette grossesse. Je lui avais bien dit qu’elle pourrait avoir des enfants qui seraient le fruit d’un réel amour. Elle ne m’a pas écouté. Son époux l’a même menacée de mettre un terme à leur union si elle conservait la grossesse. Akira n’écouta personne. Elle tenait tant à être mère. »
Nous étions tous muets et pensifs lorsque les infirmières sortirent de la salle d’accouchement. Puis, ce fut le tour du médecin. Visage de marbre, poings fermés, il s’approchait lentement de notre conteuse du moment puis... Craak ! J’entendis un grincement de porte qui me fit sursauter de mon lit et, très distinctement, la voix de ma mère tonna : « Joël, va m’acheter des piles pour les torches, le courant n’est pas encore rétabli. ». Je distinguais vaguement sa silhouette sur le pas de la porte.
- « Tu m’entends ? »
- « Oui maman » répondis-je.
Je me levai et me mis à chercher mon chemin dans le noir, les yeux grandement ouverts.