L'angoisse

Cette fois-ci, je parlerai en mon propre nom, et sans copier coller de citation, car "les citations sont les béquilles des écrivains infirmes." (Paul Morand)

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.

Pourquoi ai-je fermé les yeux, mes yeux bleus dont on dit qu’ils sont beaux. Quel intérêt ai-je à fermer ces petits cœurs à ciel ouvert ? Peut-être est-ce un réflexe, quand on danse, les bras serrés autour de la Beauté personnifiée, collé à son corps rythmé par la musique. Quand on touche du doigt plus beau que soi on rougit, on n’ose plus, on hésite, comme à toucher une œuvre dans un musée. Comme je tiens déjà entre mes mains la beauté, j’ai dû fermer les yeux pour ne pas rougir, pour mentir. On ne peut pas mentir avec les yeux grands ouverts. J’entrouvre un œil timidement, je ne sais pas trop pourquoi, sans doute pour me rendre compte que je rougis, que je danse très mal, pour vérifier qu’elle est encore là. Elle me sourit.

Comment refermer les yeux après pareil éclat ? Elle nous a déjà aveuglé, à quoi bon s’entêter... Je souris à mon tour. J’entends de nouveau la musique battre autour de moi. Et tous ces gens qui dansent, qui sont des amis, des connaissances, et que je semble à ce moment feindre d’ignorer de peur qu’ils ne me regardent avec leur air jaloux ou indifférent – et que je rougisse pour eux et non pour elle, ça serait criminel. Elle me sourit encore, sa bouche en demi-Lune scintille. La faute est faite, je l’ai admiré ; j’ai failli. Demain, ou dans une heure, mon cœur sera comme une pierre.

Suis-je dans le rouge ou ai-je le cœur qui saigne ? Peut-être les deux.

Et nous nous embrassons. J’ai embrassé la Beauté, pendant quelques secondes à peine, effleuré ses lèvres, chevauché sa langue, conquis son palais. Elle a fermé les paupières de ses yeux noisette, et comme un miroir je l’ai imité. C’était fini. Elle prend ma main dans la sienne et m’entraîne plus loin. Tiens, la musique a changé sans que je m’en aperçoive ! Ou bien nous sommes sourds, ou bien nous sommes aveugles. Je vais là où la Beauté m’emmène, comme dans un rêve. Ou comme dans l’idéal. Peut-être les deux.

Elle ouvre une porte et des cris en jaillissent. Deux corps, déjà, s’enlacent dans d’érotiques draps. Je referme la porte, désolé. Elle ouvre la suivante, et la tête entrouverte, aperçoit encore des amants dénudés lutter passionnément dans un corps à corps torride. Je referme la porte doucement, laissant ce deux-là sur leur nuage. Dans la salle de bain que nous découvrons ensuite, encore on s’entrechoque. Et dans la chambre des parents, dernier bastion, ils sont au moins six, deux par deux, sur le grand lit. Je prends sa main, délicatement comme un verre de cristal, dans la mienne et l’emmène plus loin.

Elle s’arrête. Je rougis. Elle me montre des yeux une porte. Je souris. Nous l’ouvrons. La pièce est vide, alors nous l’assiégeons. Jamais je n’aurais cru qu’embrasser la Beauté serait une épopée dont le chant final aurait lieu aux toilettes. J’ai assis la Beauté sur mes genoux ; elle s’est déshabillée. Bêtement j’ai fermé les yeux. A tâtons j’ai fermé le verrou. Par hasard j’ai éteint la lumière. Qu’importe désormais, puisque je sais qu’elle est là. J’entends la musique au loin – c’est donc que je suis aveugle... Nous sommes bienheureux dans ce taudis. Elle ne voit pas ma rougeur, je ne vois pas ses boutons, nous sommes bienheureux dans le noir idéal de notre nudité. Hélas, malgré la mélodie vrombissante, malgré les cris là-bas et les bruits lourds des pas, malgré les notes des plaisirs charnels que nous chantons à deux, s’entend l’atroce, l’horrible, l’inexorable, l’assassin, l’offusquant, le rageux, l’admirable écho dans la cuvette d’un pet malchanceux poursuivant sa belle dame échappée de mes fesses.

Suis-je dans la honte ou ai-je la poisse ? Peut-être les deux...


La Beauté est sourde... Que la nature est belle !