L'affreux

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Nouvelles :
  • Policier & thriller

L'agent immobilier revient vers moi, les sourcils froncés par la concentration. Ou par son indubitable talent de comédien, je n'arrive pas à décider.

— Je pense qu'on peut en tirer un bon prix. Vraiment.

Il comprend tout de suite que je ne le crois qu'à moitié. La grimace que je lui renvoie est explicite, je n'en doute pas. Pourtant, cette maison, j'y tiens plus que tout. Fils unique, orphelin de mère depuis mes cinq ans, j'ai grandi dans cette bâtisse sans d'autre âme que l'esprit en colère de mon vieux. Très en colère. Mais c'est une autre histoire.

Au décès de mon paternel, j'ai compris qu'il fallait que je prenne les choses en main, sinon, personne ne s'y serait collé. Puisqu'il n'y avait plus personne, justement. J'étais le seul et digne héritier d'une maison délabrée meublée sans goût. Une chance inouïe, clairement. Donc, quand l'agent immobilier me parle d'obtenir un montant convenable de l'habitation en question, je rigole. Intérieurement, cela va sans dire.

— Et c'est quoi, un bon prix, pour vous ?

Mon ton est plus goguenard que je ne l'aurais voulu, mais il n'a pas l'air de m'en tenir rigueur, puisqu'il enchaîne immédiatement :

— Plus que vous ne semblez le croire, je vous assure.

Son sourire paraît sincère, je suis à deux doigts de lui faire confiance. Il passe sans y penser un doigt sur les écorchures qui ont toujours tacheté le bois de la partie inférieure du mur de l'entrée, à côté de la porte condamnée de la cave.

— Un bon petit coup de neuf et cette maison deviendra un cocon chaleureux dans lequel faire grandir des enfants.

Cette fois-ci, je ne peux pas me retenir et éclate de rire devant l'air ahuri de mon interlocuteur. Ses yeux ronds m'encouragent et je finis en larmes, plié en deux, les mains sur les cuisses, secoué par des spasmes que je n'arrive pas à calmer. Je renifle à grand bruit quand je réussis enfin à reprendre le contrôle.

— Ex... excusez... Pardon, vraiment, je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'arrive.

Je suis l'honnêteté incarnée. Promis juré craché, j'ignore pour quelle raison sa phrase m'a fait partir au quart de tour, mais... En fait, si, je sais. Il patiente gentiment, le visage neutre. Je me sens obligé de lui fournir quelques explications. Après sa deuxième visite de la maison de l'affreux, comme les voisins aiment l'appeler, c'est la moindre des choses.

— Désolé, c'est juste qu'entendre les mots « cocon », « chaleureux » et « enfants » dans la même phrase, quand on parle de cette baraque, ça colle pas vraiment, vous voyez ?

Son sourcil interrogateur me dit que non, il ne voit pas. Je reprends plus calmement, en m'efforçant d'être le moins condescendant possible.

— Cette petite bicoque qui paie pas de mine, malgré ce que vous en dites, n'a pas été le théâtre de mes plus beaux moments de gamin, vous saisissez ? Je l'aime plus que n'importe quel autre endroit, parce que c'est le seul qui me lie à ma mère. Les souvenirs que j'ai d'elle, ceux qui arrivent à avoir le dessus sur mes pertes de mémoire, ils sont tous rattachés à cette maison. Mais... mon père était pas un tendre, si vous voyez ce que je veux dire. Pas un tendre du tout.

Du pied, je joue avec le trou poli par les années dans la pierre jaunie du sol du vestibule. Et je m'aperçois que je l'ai toujours connu, cet orifice que j'ai contribué à agrandir au fil du temps.

— Je comprends. Parfois, l'ambivalence des émotions a de quoi nous rendre un peu fous, ose timidement l'agent immobilier en fourrant son bloc-notes dans sa sacoche. Je vous prépare l'estimation pour la semaine prochaine, si ça vous convient.

Je hoche la tête avec lenteur, aux prises avec le retour de certaines images maternelles dans cette même entrée. Quand je reviens à moi, je découvre le commercial en plein examen du mur derrière moi, et plus précisément de la tapisserie qui surplombe les boiseries. Les sourcils froncés – à croire qu'il n'a qu'une expression faciale dans son escarcelle, le bougre – il avance au ralenti, tenant sa mallette loin devant lui, comme un bouclier.

— Je... Qu'est-ce que... Il y a une porte, là ?

Je me tourne pour suivre son regard. Il passe devant moi à pas lents et se dirige vers la paroi qui accapare son attention. Je lui emboîte le pas à distance respectable. D'un doigt, il suit la ligne très fine que je n'avais jamais remarquée avant aujourd'hui. Le papier peint est fissuré sur les trois quarts de la tapisserie qui s'arrête à hauteur de taille humaine.

La puissance du flash-back me donne l'impression d'être le héros d'un film. Un mauvais film, bien entendu. Une porte qui claque, des cris, aigus, stridents, une voix féroce, sauvage, des pleurs qui se transforment en longs sanglots plaintifs. Une scène d'horreur. Je viens de me prendre une baffe monumentale, quasiment au sens littéral du terme.

L'agent immobilier n'a rien remarqué. Sa mallette au sol, il est en train de gratter dans la continuité de la fissure de papier, son autre main appuyée sur le haut abîmé des boiseries qu'il caressait tout à l'heure. Mes yeux se fixent sur les traces que je trouve tout à coup effrayantes.

Comme son grand frère, le deuxième flash-back me prend par surprise. Le réalisateur a visiblement décidé de continuer à tourner son film de série B malgré mon peu d'entrain à en être le personnage principal. Des doigts lacèrent la tapisserie d'une autre époque, plantant des ongles écorchés et sanglants dans le bois en dessous. Toujours les mêmes cris, les mêmes pleurs, la même voix de fauve hystérique.

Lorsque je retrouve mes esprits, le commercial a mis en évidence une porte dérobée dans le mur, sur laquelle la tapisserie avait été soigneusement collée pour donner le change. En y regardant de plus près, le mince filet dans les boiseries aurait pu mettre la puce à l'oreille à qui aurait vraiment eu envie de voir. À qui n'aurait pas voulu fermer les yeux. Les miens se baissent instinctivement sur le trou dans la pierre. Celui avec lequel j'ai tant joué du bout du pied enfant, le forçant à tripler, voire quadrupler sa taille, alors que je ne voulais pas quitter cet endroit de l'entrée, malgré les roustes à répétition que mon père m'assénait.

Le troisième flash-back me fait défaillir. Un bruit sourd, celui du vieux fer à repasser en fonte, fait taire les cris. Puis le sang coule. Le fer tombe au sol, creusant un trou à un mètre de moi. La respiration bruyante de mon père siffle à mes oreilles. 

— Attention ! crie une voix au-dessus de moi. Ça va aller ? Monsieur Audibert, vous allez bien ? Monsieur Audibert ?

Je n'arrive pas à ouvrir la bouche pour lui demander de la fermer. Dans ma tête tous les souvenirs refoulés affluent par saccades. J'ai envie de crier : « À ton avis, Dugland, j'ai l'air d'aller bien là ? »

Sa présence est aussi réconfortante qu'agaçante. Je n'ai qu'une envie, être partout ailleurs qu'ici et en même temps, je ne pourrais être à aucun autre endroit à cet instant. Plus maintenant. Je rouvre les yeux en me redressant dos au mur.

— Monsieur Audibert, dit l'agent immobilier laissant son excitation prendre le dessus, vous saviez qu'il y avait une porte cachée dans ce mur ? C'est quand même incroyable, ça, je n'ai jamais vu une chose pareille...

Je n'entends plus ce qu'il dit, mes oreilles bourdonnent, des larmes roulent sur mes joues, mon cœur est sur le point de sortir de ma bouche. Mes jambes, mes bras, ma nuque, tout est fait de coton. Je suis avachi contre la paroi de l'entrée telle une poupée désarticulée, en train de pleurer comme un chiard à qui on aurait enlevé sa tétine... à qui on aurait enlevé...

— Maman.

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