L'Adieu

«suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? peut-être les deux». Ce n'est pas une vanité offensée, mais une question douloureuse à laquelle je ne trouve aucune réponse qui me satisfasse. Blottis dans mon lit dans un coin de ma cellule, mes yeux s'emplissent de larmes, je cogite sur le choix de la stratégie de communication avec ma fille Anaïs. Ce verdict fatal de ma condamnation à mort pour atteinte à la vie humaine, mon cœur est partagé : sentiments de regrets, de remords, de folle anxiété sur mon avenir et celui de ma famille. Dans ces instants fatidiques où le mystère de la mort se mêle aux circonstances de la vie quotidienne qui doit continuer, tout cela se heurte dans ma tête. Et puis, réflexion faite, je pense qu'une lettre pliée au chevet de mon lit à ouvrir après ma mort suffira ! c'est bien ça ! l'occasion pour moi de sortir de l'obscurité.
C'est avec une tristesse à peine maîtrisée que je détache ces quelques feuillets :
«Anaïs, mon beau rossignol,
À l'heure où tu liras ces lignes, je ne serais plus qu'un mannequin qui grimacera pour l'éternité.
«je voudrais tant que tu te remémores nos rares sorties et moments de bonheur.la vie, hélas, est ainsi faite...il est presque toujours trop tard pour concilier l'inconciliable.je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses qu'enseigne la bible après la mort.la douleur dont je souffre est une maladie honteuse et l'image que je possède me fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse. J’ai l'humiliante impression d'abandonner ceux que j'aime, toi, ta mère, nos amis, tous et toutes qui êtes mon précieux.

«je suis au bout du tunnel. Après ma dernière sortie, le ciel de l'oubli s'ouvrira à tes yeux. Tu es si minuscule, Anaïs et probablement le souvenir de ton pauvre père, qui aurait tant voulu te voir grandir, entrer à la fac, te marier et j'en passe, demeurera-t-il dans ta mémoire. Ces mots ne doivent en aucun cas altérer les étincelles de ton rire qui dorent le fond de ta vie. Vois plutôt en cela mon profond désir de te faire connaître celui qui t'a vu faire tes premiers pas et dont le caractère bougon et sévère a pu te causer du chagrin parfois.
«j'aurais tant voulu te rendre heureuse, tant voulu que tu vois en mon regard semblable à celui d'une vipère enragée, des éclairs de douceur, de tendresse et des expressions à émouvoir un rocher. J’ai vécu comme fou et j'ai perdu mon temps. J’étais l'avion qui se pose mais sans jamais refermer ses ailes.

«je souhaite que tu comprennes en lisant ces lignes, jetées au hasard, au fil de mon existence, ce que de mon vivant je disais à demi-mot. Plusieurs fois, mon cœur et mon esprit ont souffert ensemble et j'en pleurais souvent. Quelle tristesse ! Quelle vanité ! mais quel gâchis ! surtout. Mon indifférence était ton martyre, ta bile le mien.je revois ta chevelure flamboyante où le soleil faisait scintiller ses rayons.je revois ta petite taille, tes dents gourmandes et ton teint chocolat. J’entends ta voix criarde et heureuse. Tu as toujours eu la capacité pour me voler un sourire lors de tes maladresses et tu atténuais mes soucis parce que tu m'admirais.je voudrais tant que tu me pardonnes mes absences, mes sauts d'humeur et mon ire effroyable, mais je suis ainsi fait. J’ai consacré mon existence à une éphémère cause(l'armée) qui est devenue mon éternité. A présent, je suis prisonnier de ce que j'ai recherché avidement.

«c'est bien de ma faute après tout. Je m'y suis mis dans ce guêpier. Me guérirai-je un jour de l'inclination qui m'a entraîné vers ce train pour l'enfer ?
Que de temps perdu ! que d'aveuglement ! je ne voyais pas qu'à ces dévotions stériles, je risquais de brûler ma famille et ma vie.je risquais d'y perdre mes forces, de manquer le succès de mes entreprises. Je crains d'y m'être noyé.
«Il ne me reste guère qu'à me railler de moi, de rire de mes erreurs.je n'en ai pas le courage, ce ne serait en tout cas pas un rire franc. Je me trouve à cet instant tragique qui se situe entre le déclenchement de la cause et l'arrivée de la conséquence.
«crois-tu vraiment, ma pauvre fille, que durant ces quelques années je me sois attaché à te donner une vie de princesse, et à quel prix, pour que tu te sentes triste ? sûrement pas !
Je voudrais tant t'apporter le bonheur, sinon la gloire sur un plateau, non pour donner tort à mes occupations, mais pour donner raison, sans doute possible à mes préoccupations.
«Il faut que tu oublies très vite ce mauvais souvenir. Le faire oublier à ta mère Catherine aussi, qui aurait pu s'enticher d'un homme autre que moi, pouvant lui donner tout le bonheur qu'elle mérite. C'est une règle générale pour une femme, d'être soumise à son mari sans jamais avouer ce qu'elle pense mais qui le voudrait bien. Pauvre Catherine ! depuis notre mariage, elle n'a cessé de m'envelopper de sa grandeur d'âme, sa simplicité, sa certitude et de sa tendresse. Ce qui m'étonnait le plus en elle, c'est l'entêtement qu'elle mettait à vouloir m'encourager dans tous mes desseins. Elle m'apportait un soutien joyeux et décuplait mon envie d'avancer dans mon travail. C'est vraiment une femme en or !
Une fois encore je n'y ai aucun mérite.

«Les heures passent et le moment effrayant s'approche inexorablement. J'ai beau me dire que je suis prêt, que cette lettre mélancolique et fiévreuse que j'achève, aura resserré les liens de famille et l'heureuse perspective de nos retrouvailles dans l'au-delà. Pourtant, je ne puis retenir l'angoisse au cœur qui m'étreint.
«je sens mon être battre dans mes tempes, battant la limite de mon anxiété avec un message que je comprends sans problème : mort.

J'avais tant de choses à t'apprendre, mais la dernière ligne droite est devant moi à m'attendre, suscitant en moi ce sentiment que doit avoir le pieux lorsqu'il rencontre son dieu.
«À la question que je me posais souvent de savoir d'où peut venir ce qu'il faut bien appeler ma réussite et si j'en peux donner la recette, je crois avoir trouvé la réponse : toi, Anaïs. Tu es mon miroir dans ce pauvre monde et d'autres pourront s'y regarder.
«Adieu Anaïs, nous ne nous verrons plus sur terre et souviens-toi que nul drame hasardeux ou aucune histoire tragique ne rend notre amour pathétique.
« lis ces lignes, ma fille, elles te conduiront au fond du jardin de mes souvenirs et peut-être aimeras-tu l'homme que je fus à défaut du criminel que je suis.

«ton papa chéri»