L'abysse

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mes pensées se noient dans une marre de souvenirs. Est-ce vraiment des souvenirs ou le fruit de mon imagination ? On dit souvent que l’imagination nous emmène partout, qu’elle nous aide à échapper à la réalité, à nous réfugier dans des univers apaisants, dans un spectacle de marionnettes où nous tirons les ficelles, où nous avons le contrôle qu’on peine à exercer dans notre réalité triste et sordide. Mais pourquoi ai-je cette lugubre sensation que mon imagination me draine dans un puits noir sans fonds ? J’ai beau crier, me débattre, lutter, mais l’apesanteur me tient en joug, comme un insecte coincé dans une toile d’araignée. Cette sensation d’impuissance face à une fin tragique et certaine, cette colère envers ce puits qui m’aspire dans ses entrailles malgré moi, ce brouhaha d’émotions que le chao m’empêche de déchiffrer me frustrent au plus haut point.
Ah la frustration, je n’ai connu que ça dans mon existence, à croire que je ne suis née que pour la subir. Papa me répétait souvent « Dans la vie, il y a deux types de gens : ceux qui ont les dés en mains et ceux pour qui les jeux sont déjà faits ». Chienne de vie hein ! J’ai fini par m’y faire d’être du mauvais côté de la chance. Quand j’y pense, j’aurais dû depuis bien longtemps. Ça m’aurait évité bien de peines car lorsqu’on n’espère rien, il n’y a nulle place pour la déception.
Je ne serais pas passée devant cette vitrine, des jours durant, à rêver de cette paire de sneakers rouge de l’autre côté, en sachant que jamais je n’aurais pu m’offrir le luxe de l’acheter. Je n’aurais pas espéré, quand Abiola m’a souri à la cantine du lycée cet après-midi de canicule, que pour une fois, juste pour une fois, quelqu’un s’intéresserait à moi pour de vrai, que quelqu’un verrait de la beauté derrière mes haillons et ma démarche gauche. J’aurais arrêté de prier pour que papa se débarrasse de son addiction à l’alcool, pour qu’il prenne ses responsabilités et me soulage un peu du poids sur mes épaules. J’aurais arrêté de raconter à Fifa des contes de fée, des histoires heureuses où tout se termine toujours bien, où tout est beau et où tout le monde s’aime. Quoique, au fonds, préserver l’innocence de ma sœur et la candeur de son âme le plus longtemps possible, est le plus beau cadeau que je peux lui offrir. C’est triste, je me demande si ce n’est un cadeau empoisonné. A quoi ça sert de lui vendre du rêve quand je sais qu’au lieu de s’endormir paisiblement après avoir croqué la pomme, elle s’étoufferait quand son esprit mal préparé se serait heurté à la laideur de ce monde ? Ironie, quand tu nous tiens.
-Mademoiselle ! Mademoiselle !
Une seconde, ça y est ! Une voix ! Soudain, agissant comme un électrochoc, cette voix me tire du puits, l’espace d’un instant, et m’aide à reconstituer le puzzle de mon esprit embrumé. Je me revois, marchant dans la rue, rentrant du club de striptease qui m’aide à boucler les fins de mois. Je ne pense qu’à une chose, prendre une douche chaude, pour me donner l’illusion de retirer de ma peau, toutes les traces de ces mains vicieuses, de l’odeur de l’alcool et des cigarettes et ensuite serrer Fifa dans mes bras, comme j’aurais aimé que ma mère le fasse pour moi. J’espère qu’elle pense à nous parfois, où qu’elle se trouve.
Je sens quelqu’un dans mon dos. Je n’ai pas le temps de courir. Une odeur qui me soulève le cœur m’enveloppe. Cette odeur, je la reconnaîtrais entre mille. Cette merde de Tundé m’a suivie. Tundé est le client le plus fréquent de la boîte. Quand Marie m’a fait comprendre qu’il fait une fixation sur moi, il faut dire que je ne l’ai pas prise au sérieux au début. Je n’ai jamais vraiment fait attention à lui. Moi, tout ce qui comptais à mes yeux, c’était de danser. Je n’en avais presque plus rien à foutre d’être à moitié à poil et de faire l’amour à une barre de pole dance sous les regards hypnotisés et pleins de désir de mes spectateurs nocturnes. Tant que je danse, j’oublie. La danse me libère, m’aide à exprimer tous les sentiments que j’enfouie en moi. C’est mon exutoire, ma porte de secours, mon semblant de liberté. Un soir, quand je ramassais les billets sur le sol après mon show, il m’a sorti de but en blanc, « Taille-moi une pipe et je te donnerai deux fois plus que les miettes que tu ramasses ». Je lui ai répondu que je ne faisais rien de plus que danser et qu’il devait me laisser tranquille.
C’est un homme dont l’aura me donne la chair de poule. Mince et grand, le visage pâle, il a les dents très jaunes, et à en juger par son haleine qui empeste à chaque fois que ses lèvres se décollent l’une de l’autre, la cigarette n’y est pas étrangère. Il est de ces gens qui pensent que tout ce qu’ils désirent leur ai dû. Depuis ce jour, j’ai commencé à le remarquer davantage. C’est comme lorsqu’on développe un complexe à cause des remarques déplacées des gens. Tout d’un coup, quelque chose qui a toujours été présent et qu’on remarquait à peine devient le centre de notre attention. Tundé est toujours quelque part dans l’ombre, à me scruter. Ce soir, il a décidé de faire plus que me regarder. Je me débats comme je peux, mais je me cogne la tête, et là, plus rien.
-Allô ! Il faut que vous m’aidiez, il y a une jeune fille, je ne sais pas si elle est encore en vie...
Encore cette voix. A mon grand dam, l’obscurité me reprend dans ses filets, et cette fois, je sais que ne rouvrirai plus jamais les yeux. Tout d’un coup, le mur de briques circulaire qui constituait mon puits de l’enfer, se transforme en un miroir de souvenirs, comme si ma vie défilait sous mes yeux. Le miroir finit par se briser et sur le dernier éclat de verre, j’aperçois la personne que j’aime le plus au monde, Fifa. Alors, je me reprends à faire une chose dont j’ai perdu l’habitude, je prie, je prie pour que Fifa ait la chance d’avoir une meilleure vie que moi et que le soleil de son cœur ne s’éteigne jamais.
C’est drôle, de toutes les fins que je m’étais amusée à imaginer pour moi, quelle ironie que ce soit simplement le fait d’être une femme dans un monde de brutes qui m’aura tuée.