La vie rêvée de Cécilia Bernstein

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C'était trop tentant, trop facile. Le sac était là, posé dans le vestiaire ouvert, à portée de main, je n'avais qu'à m'avancer et le prendre comme si c'était le mien. Je l'ai attrapé et me suis jointe à un groupe de filles qui se hâtaient, les cheveux encore mouillés, de quitter ce lieu sans intimité. Après la dernière séance de la matinée, chacune était pressée de rejoindre amis, famille, amoureux. Moi, personne ne m'attendait et cela m'était bien égal, je ne repartais pas sans rien.

Je savais très bien à qui j'avais volé ce sac. Il appartenait à Cécilia. Je la croisais dans cette salle de sport de temps à autre quand je parvenais à pousser l'effort jusqu'à soulever des haltères, enchaîner les squats et les développés couchés. Elle, elle assistait, régulière, au même cours en toute saison, très concentrée, effectuant chaque mouvement avec une discipline étonnante, une machine de guerre. Elle saluait toujours les habitués, amicale sans être familière. Elle n'était pas froide mais n'entamait aucune conversation, comme si elle voulait s'éviter la superficialité propre aux relations nouées dans ce type d'endroit. Elle n'était pas là pour se faire des amis, c'était évident. Je devinais, un peu narquoise, qu'à quarante ans passés, qu'elle venait dans le but de rester mince et tonique, de contrecarrer les effets du temps. Son aspect lisse et sans aspérités, son corps, l'intonation de sa voix, la détermination que je lisais dans son regard... elle me fascinait un peu. Le matin du vol, nous avons assisté au même cours. À peine les étirements terminés, elle s'est éclipsée rapidement. Je lui ai emboîté le pas, l'ai regardée se déshabiller en un clin d'œil puis entrer dans le sauna en oubliant de fermer à clef son casier. J'allais lui prendre toutes ses affaires, la laisser nue, gratter sous la surface et voir ce qui s'y trouvait.
Dans la rue, je mourais d'envie d'inspecter le contenu du sac mais je refrénais mon impatience, réalisant que j'aurais tout mon temps une fois à l'abri des caméras de sécurité, chez moi. En attendant, j'imaginais l'expression de son visage en découvrant le larcin, sans doute un mélange de colère envers la voleuse et envers elle-même. Peut-être a-t-elle même crié, vociféré comme une furie contre cette inconnue qui avait adroitement profité de ce moment d'absence. Au fond, sa réaction, son état émotionnel ne m'intéressaient guère, ce qui m'importait et me réjouissait était de la savoir sans rien.
J'ai étalé ses affaires sur mon lit comme des trophées. Je l'avais privée de tout ce qu'elle avait, ne serait-ce qu'un instant de raison : son sac, son téléphone, sa carte bancaire au nom de Cécilia Bernstein, ses clefs, ses affaires de sport, sa robe, sa lingerie, sa montre Chanel. Évidemment, ses vêtements et accessoires ne révélaient rien que je ne sache déjà. À l'inverse, je pressentais que son téléphone, non verrouillé, livrerait quelques vérités, s'avérerait une extension d'elle-même, serait l'instrument de l'immixtion dans son intimité, de mon viol virtuel. J'aillais entrer dans sa vie et découvrir qui elle était.
J'ai commencé par ouvrir les albums photos Vietnam 2015, Sri Lanka 2016, New York, Cap vert Pâques, Bali été 2017, Oman, Corse avec Paul, Circé&Côme, Bar Mitzvah Aaron, Séminaires, Semi-marathon, Roch Hachana, Chien, Mariage Arnaud&Jules, To do, Culture, un classement sans fin à l'image de toute une vie. J'ai scruté les clichés comme une espionne. J'ai découvert son mari, ses enfants, sa famille, ses amis, son goût pour les horizons lointains, la littérature subversive, le sexe conventionnel. Ces images, que montraient-elles ? Qu'elle menait une vie joyeuse et sans souci, qu'elle n'égrenait que des moments de bonheur, qu'elle était entourée, aimée, choyée, qu'elle évoluait dans un environnement élitiste, dans tous les domaines. Une vie bien trop parfaite, une vie de douceur glaciale qui m'a donné envie de vomir. Puis, j'ai lu les messages qu'elle avait conservés. Plus je les lisais, plus elle m'apparaissait en filigrane, sans fard. Des centaines de mots échangés, drôles et tendres, des mots violents de disputes, de reproches péremptoires, de regrets, des mots d'amour, des mots de désir déraisonné, des mots de tous les jours, des mots sur sa mort prochaine.
« Ai eu confirmation de Rueff. Chimio inutile. Stade trop avancé. Je te serre fort. »
« Appelle-moi, où es-tu ? Je te rejoins, mon amour pas question de te perdre. »
« Chéri, peux pas parler, je voudrais me cacher, ne jamais avoir été dans vos vies. »

Je me suis souvenue alors que je n'avais pas ouvert l'album intitulé « Sans importance ». Il contenait deux images « Scanner-cerveau Cécilia Bernstein (1) et (2) ». En définitive, j'ai su qui elle était, quelle vie elle avait menée, une vie sans angle mort et, sachant qu'elle allait mourir sous peu, peut-être était-ce cela l'important. Je n'ai rien détruit, ni ses souvenirs, ni ses messages d'amour et d'amitié, ni ceux de souffrance, je lui ai tout laissé et lui ai rendu sa vie rêvée, bientôt brisée.

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