Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais quand les yeux sont aveugles, me disait mon ami Antoine de Saint-Exupéry, il faut regarder avec le cœur. Par contre, un cœur qui battait à un rythme inhabituel, comment faire confiance à son regard!
J’étais dans l’effroi. Les poils hérissés je mis mon premier pas dans l’enceinte du cimetière de Port-au-Prince. Je ressentais la présence d’êtres, de choses ou de je-ne-sais-quoi que mes yeux ne pouvaient voir. L’atmosphère taciturne qui y régnait faisait écho jusqu’au creux de mon âme. Mais manmie Charles méritait ce dernier hommage pour tous ces bienfaits à mon égard depuis l’enfance.
Nous étions quatre à porter le cercueil, chacun à une extrémité. Accompagnés de quelques frères et sœurs de l’église de la défunte, une demi-douzaine peut-être, nous marchâmes sous les pas du maçon qui nous amena au tombeau où devait abriter la dépouille bien portante de la regrettable manmie Charles.
Je promenais mes regards un peu partout dans ce lieu mystique, mythique et mythifié. Des noms bizarres, de jolis noms, d’illustres noms sapés comme un milord de par leurs orthographes, exposés sur les caves. Mais il y a la vie ici! remarquai-je soudainement. Des marchands s’y installaient leurs activités de bougies, d’alcool et tout autre outil indispensable pour les rituels du vodou. Un peu plus loin se trouvait un homme tiré à quatre épingles, un expatrié sans nul doute, qui venait ici pour nourrir ses ancêtres par respect ou par reconnaissance pour un bienfait quelconque.
Mon angoisse diminuait. Ou bien je commençais à m’habituer à mes amis fantômes que mes pensées ont remémorés d’anciennes histoires mythologiques de la zombification. Histoires de mort vivant, de zombie qui faisait peur. Subitement, le béguètement d’une chèvre faillit faire tomber le cercueil de mes mains. Les poules, les bétails n’en manquaient pas dans le coin.
Au cimetière de Port-au-Prince il n’y avait pas de repos pour les morts. En vain dit-on « reposer en paix » à un défunt. Il y avait des carcasses humaines un peu partout à chaque endroit. Le bruit était que les funérailleurs excluaient ces habitants de leur dernière demeure, leurs ossements se mettaient donc à s’exhiber dans ces étroites ruelles aux regards et aux yeux de tous. Et souvent, les familles de ces défunts continuaient à payer les taxes.
Une église se trouvait au beau milieu du cimetière, l’église catholique des sept douleurs. Les 1ers novembre les chrétiens catholiques et les pratiquants du vodou se mélangent. Vêtus de blanc, ils festoient dans ce lieu lugubre où les morts attendent leur sort du jugement dernier. Ils piaffent sur la bonne humeur de ces paisibles citoyens. On n’arrive pas à distinguer les chrétiens des vodouisants sauf si ces derniers portent les fameuses couleurs mauve et noir du Bahon Samedi : le premier à être enterré dans un cimetière, le patron des morts selon la tradition vodouesque.
J’étais fatigué de toutes ces tournées à droite à gauche dans ce vaste labyrinthe. On n’entendait que le claquement de nos chaussures à Perpète-lès-Oies. Le maçon s’arrêta enfin. Nous déposâmes le cercueil. Les frères et sœurs offraient une dernière prière à manmie Charles pendant que Kristo s’éperdit dans son exposé devant le corps inanimé dans le cercueil :
- Manmie Charles, toi-même qui as un si bon cœur, voici ton fils chéri. Dans ton vivant tu as fait tellement de bienfaisances malgré ta vie d’insuffisance. Tu m’as tellement aimé, je te prie de continuer à m’aimer après la mort. Là où tu vas, tu sauras tout; apporte-moi je te prie un loto et sauve ton piteux enfant de cette misérable vie d’ici-bas. Toi qui aimais jouer au loto, nous en parlions tous les jours.
Je le regardais avec admiration la manière dont il quémandait à manmie Charles, sérieuse comme un Pape. Il avait l’air honnête et confiant dans sa sollicitation de morts au secours des vivants.
Il termina son monologue. Nous nous retirâmes, laissant le maçon achever son hourdage. Plus de peur, je voulais pénétrer les mystères de ce lieu en le laissant. Quelques secondes de marche, nous voyions un gars, en habit d’Adam entre deux caves, qui prenait son bain sous un soleil de midi. Encore quelques mètres, une cacophonie s’élevait. Un tas de gens se lamentaient, pleurnichaient, chacun avec leurs bougies racontant leurs lots de problèmes. Certains demandaient un visa, d’autres de l’argent; demande de loto, demande de protection contre les sortilèges, demande de chance, de vengeance. Bahon Samedi recevait à chaque instant tant de requêtes. Il fallait tout de même quelqu’un pour ces misérables pour se déverser. Quand ce n’était pas à Dieu c’était à Bahon Samedi et ses acolytes que revenait la tâche.
***
- Hier soir j’ai eu vraiment peur racontai-je à Kristo. Je crois que c’est la quatrième fois que manmie Charles m’est apparue.
- Putain de merde! Les morts ne changent pas, dit-il. Elle t’a toujours préféré de son vivant, c’est normal qu’elle t’est apparue. Alors que c’est moi qui l’ai supplié de toutes mes forces de venir à mon secours.
- Tu appelles ca venir au secours toi? À chaque fois c’était le même message : qu’elle a froid, de lui apporter sa robe mauve qu’elle aimait porter. Mais je ne veux avoir aucune relation avec les morts.
Kristo pénétra vitement dans la maison qu’il mit sens dessus dessous pour retrouver la robe.
- Écoute, dit-il. Je sais que tu ne feras jamais ça pour manmie Charles sous prétexte que les morts ne savent rien comme prescrit dans ta bible. Mais moi qui suis bien vivant, accompagne-moi au cimetière. Et ne dis pas non je te prie!
Le crépuscule jetait ses dernières lueurs. Nous nous empressâmes d’y arriver. Plus de fleur sur le cave. Nous y déposâmes la robe. Kristo resta quelques secondes pour renouveler ses demandes.
Dans la soirée, elle m’était encore apparue, elle portait la robe. Alors, au petit jour, j’étais déjà au cimetière empressé de savoir qu’est-ce qui était arrivé à la robe. À mon grand étonnement, la robe n’a pas bougé. Je fis d’étonnantes découvertes ce matin-là. Le cimetière n’était pas du tout le même le soir. C’était un vrai lieu d’hébergement. Un asile pour les voleurs, un gîte pour les sans-abri, un hôtel pour les amoureux, une maison que les morts partageaient avec les sans-domicile-fixe. Il recevait aussi la visite de grands hommes comme je venais de le voir. Deux gardes de corps sécurisaient un homme vêtu d’un costume blanc, bougie dans la main faisant un rituel devant Bahon Samedi. Le cimetière de Port-au-Prince, une ville dans la ville.
À la maison, je m’étais rendormi. À mon réveil, je contactai Kristo pour lui raconter ma visite au cimetière ce matin. Soudain je me souvins avoir vu manmie Charles une fois de plus dans mes rêves.
- Mais qu’est-ce qu’elle m’embête, dis-je à Kristo, en cherchant dans mes souvenirs. Elle portait la robe. Elle était toute joyeuse et m’a donné 20$ us.
- Elle était généreuse depuis son vivant dit-il. Emprunte moi un peu d’argent continua Kristo, je vais jouer au loto.
- Ne me dis pas que tu vas suivre ce putain de rêve Kristo.
- Cher ami, laisse tomber. Je vais pirouetter par-ci par-là pour trouver un peu d’argent. Emprunter même s’il le faut. Ça vaut le coup d’essayer.
Le soleil se retirait à peine quand j’entendis une interjection de secours « Anmwey! ». Je pris le soin d’écouter d’où est-ce qu’elle pouvait bien être issue. Soudain je pensai à Kristo. Je descendis rapidement l’escalier. Une foule s’assemblait déjà par-devant la maison. A peine arrivai-je il m’adressa la parole, larmes aux yeux, répéta continuellement : « manmie Charles, manmie Charles. » Ses bras ouverts, il jeta un regard vers le ciel que le plafond l’empêchait de voir, comme pour remercier le bon Dieu. Qu’est-ce qu’elle lui a fait mon Dieu! Soliloquai-je. « On leur a eu dit-il, j’ai gagné le gros lot au loto. »
Stupéfait, je m’asseyais. Je pensai à la manière dont il a quémandé à cet être immobile, inactif et inconscient. Après la vie, c’est la vie.
Je vous invite à découvrir mon texte en compétition pour le prix des jeunes auteurs, et à me soutenir avec vos voix, si jamais il vous plaît.
https://short-edition.com/fr/oeuvre/tres-tres-court/la-chose-11
J'adorerais également lire vos commentaires avisés qui m'aideront à me parfaire.