La théière

La citation qui explique mon envie de lire et d'écrire: "Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui" (Charles Baudelaire).

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Bébé, elle, a déjà tranché : je ferme les yeux volontairement. Tout est de ma faute selon elle. À l’écouter on croirait que je suis responsable de tous les maux du monde ; de son monde à elle en tout cas. Et moi je me tiens là, hébétée, les bras ballants, debout au milieu du carnage de notre appartement.

Les débris des assiettes qu’elle a brisées – je lui ai demandé si elle se croyait à un mariage, je n’aurais pas dû, ça m’a coûté mon service à thé – constellent le plancher ; partout sur les murs, les traces de confiture et de condiments divers dessinent des motifs à la Pollock. Elle a aussi vidé ma garde-robe sur le sol et Minou s’en donne à cœur joie parmi les pulls en laine. Minou, c’est notre bouledogue anglais, ainsi baptisé par Bébé.

Je repense à la dispute qu’on a eue ce matin, tentant désespérément de recoller les morceaux du puzzle et de comprendre comment on en est arrivées là. L’élément déclencheur, si je me souviens bien, c’était la théière. Elle n’a rien de bien extraordinaire cette théière, on s’en sert pour nos infusions, gingembre-citron pour moi, fleur d’hibiscus-framboise pour elle. Elle est vieille cette théière, vieille et ébréchée. J’ai voulu en acheter une autre.
« Ah mais oui bien sûr, il suffit de s’en débarrasser, elle a fait son temps, ça y est. »
Je me suis retournée pour la regarder, interloquée. C’était la première fois que je l’entendais s’exprimer sur un ton aussi acerbe. Je lui ai demandé si elle avait développé un attachement soudain pour l’objet en question.
« Laisse tomber, tu ne comprendrais pas. Tu ne comprends jamais rien. »
Mais si, Bébé, je comprends très bien, je t’assure. Tout ce que tu as à faire c’est m’expliquer. C’est ce que je lui ai dit. Je ne l’ai pas convaincue. Elle a fermé les yeux en secouant à peine la tête, pour me montrer à quel point je l’exaspérais. D’habitude, j’adore quand Bébé ferme les yeux, elle est si belle quand elle a l’air de s’abandonner, belle et sereine. Qu’elle ait osé me voler ce moment de beauté, qu’elle l’ait ainsi profané en le teintant de sa colère envers moi, ça m’a vraiment mise en rogne. J’ai reposé la théière, refermé le couvercle de la poubelle et je me suis retournée pour sortir de la pièce, avant de m’énerver pour de bon.

C’est à cet instant que j’ai entendu la première assiette voler. Elle m’est passée juste à côté de l’oreille en sifflant, avant d’aller s’écraser sur le carrelage de la cuisine. J’ai fait volte-face, le cœur battant à tout rompre, pour me retrouver face à ses yeux étincelants de rage.
« Tu fais toujours ça ! Dès que quelque chose ne va pas, au lieu d’essayer de régler le problème, tu t’enfuis ! Ben vas-y, pars, qu’est ce que t’attends ? Vas-y, va vite te cacher ! »
Dis, tu ne trouves pas que tu exagères légèrement ? Ce n’est qu’une théière, enfin. Deuxième assiette.
« C’est toujours pareil avec toi ! Déjà la semaine dernière, quand Ed était là, il a fallu que tu fasses ton cinéma. » Ed, c’est Edmond, le cousin de Bébé, l’archétype du petit bourgeois content de lui. Il présente la météo internationale en voix off à la télé et n’arrive à prononcer aucun nom de ville correctement. C’est le seul que je connaisse qui, en ne parlant qu’une seule langue, arrive à en écorcher quatre d’un coup.
Mais ce n’était qu’un simple accrochage, on avait tous les trois trop bu, la conversation s’est échauffée et puis voilà, une chose en entraînant une autre, des mots ont été échangés, certains plus forts, plus blessants, plus percutants que d’autres. Mais tout ça c’est fini Bébé, n’y pensons plus.
« Tu fais l’autruche, comme toujours. Tu t’enfonces la tête dans le sable pour ne pas voir les problèmes en face, tu fermes les yeux et tu ne veux jamais discuter. Et les problèmes s’accumulent mais toi tu veux les ignorer, les balayer sous le tapis, les jeter à la poubelle comme cette théière. Mais moi je ne suis pas une théière, tu m’entends ? Je ne suis pas une théière ! »
Merci de me l’avoir signalé, je n’aurais jamais deviné toute seule. Troisième assiette. J’ai essayé de rattraper le tir. Essaye de me comprendre Bébé, je ne suis jamais sûre de ce que je dois faire, j’ai peur de dire le mot de trop et de tout détruire, alors oui, souvent je choisis de me taire, et je sais que ce n’est pas une solution idéale mais j’ai peur Bébé, peur de tout abîmer. Je suis dans le noir le plus total, l’amour ce n’est pas mon terrain de jeu habituel. Parce que c’est bien d’amour qu’on parle, n’est-ce pas Bébé ?
« Ce n’est pas un jeu. Tu as raison, Auré, tu ne sais pas de quoi tu parles. »
Elle a pris son sac et ses clés puis elle est partie en claquant la porte, me laissant seule et confuse au milieu des décombres. Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Sans doute pas les deux à la fois.

Je m’accroupis en soupirant et commence à ramasser les débris des munitions de Bébé, les assiettes-mitraillettes, les épices-poudre à canon et autres porcelaines-grenades. Notre appartement, c’est Bagdad ; pas de survivant, rien que ce vide assourdissant qui renvoie l’écho des cris passés. J’ai peur de me noyer dans cet océan de néant alors j’enchaîne les mouvements mécaniques l’un après l’autre, comme le ferait un automate : ramasser, balayer, essuyer, ramasser, balayer, essuyer, encore et encore, ne penser à rien.

Je suis distraite de ma tâche monotone par un immense CRAC suivi d’un bruit de petites pattes affolées qui s’enfuient à toute vitesse de la scène du crime. Minou vient de briser la théière, objet de la dispute qui, curieusement, était restée intacte jusqu’à présent.

Je contemple les débris avec une certaine émotion. Cette théière, je ne lui avais jamais trouvé beaucoup de qualités, elle n’avait toujours été pour moi que fonctionnelle. Mais maintenant que je la vois à mes pieds, fracassée en mille morceaux, je me rappelle tous les événements dont elle a été témoin. Ici, je crois distinguer parmi certains éclats les contours de notre vie à deux, à Bébé et moi. Là, la courbe de ce qui était autrefois l’anse de la théière me rappelle le chemin sinueux qu’il nous a fallu emprunter pour construire notre bonheur. Ces souvenirs, ils valent de l’or pour moi. Alors c’est décidé, je vais réparer cette fichue théière au lieu de la jeter, quitte à utiliser de l’or véritable comme colle, à la manière des Japonais.

Je ramasse les fragments en faisant bien attention à n’en oublier aucun, je les rassemble dans un sachet en plastique, j’enfile une veste et je sors dans la ville à la recherche d’un restaurateur de faïence, avec Minou au bout de sa laisse. Je n’ai pas fait trois pas dans la rue que je la vois de dos, en train de s’éloigner. Je l’appelle : « Bérénice. » Bébé m’a entendu. Elle se retourne et me regarde. Elle m’appelle à son tour : « Aurélie. » Je ne vois plus de colère dans ses yeux, seulement une question. En guise de réponse, je soulève le sachet en plastique que je tiens à la main et le lui montre. Elle a compris et moi aussi, enfin. J’ai désormais les yeux grands ouverts, juste à temps pour voir les siens se fermer, plissés par son grand sourire.