La Source

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La source était tarie. La fine couche de glace recouvrant le fond brillait comme un diamant. Elle laissa sa peine s'écouler du fond de son âme. Le froid se fit plus intense. Elle frissonna, mais pas de froid – elle était au-dessus de ces réactions purement humaines. Elle était l'esprit de la source, amoureuse et abandonnée.

Le loup était venu une nuit s'abreuver à son eau. Elle avait admiré sa robe blanche, sa souplesse lorsqu'il avait sauté sur le rocher qui surplombait la petite cavité de la source. Elle avait frémi de plaisir en entendant son hurlement sous la pleine lune. Elle avait tout de suite su que ce n'était pas un loup comme les autres. Tant d'autres étaient venus avant lui, mais aucun n'avait ses yeux brillants d'humanité sous l'éclat de la lune. Il était reparti silencieux. Elle l'avait suivi aussi loin que possible. Mais elle avait dû faire demi-tour pour retrouver sa source qui ne pouvait souffrir de la voir s'éloigner. Laissant le loup disparaître dans la nuit.

Elle s'était alanguie, comme seuls les esprits savent le faire, laissant couler sur elle le temps qui ne signifiait que si peu de chose. Se laissant aller au pays des rêves.

L'homme était venu plus tard, de jour. Il s'était penché pour boire à son eau, fredonnant un chant qui l'avait réveillée. Elle l'avait alors reconnu. Ses yeux ne pouvaient mentir. Ne voulant le perdre, elle lui était apparue. Elle n'était pas de chair, elle n'était pas humaine, mais il ne fut pas surpris. Il la regardait avec émerveillement.
— Une fée... murmura-t-il.
— Une Nymphe, répondit-elle par la pensée. Ses lèvres d'eau ne pouvaient remuer, mais leur dialogue n'avait pas besoin de mots, leurs regards suffisaient. Plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais été, elle goûtait à l'humanité sans contrainte, libre. Il resta jusqu'au soir, avant de repartir vers les humains.

La nuit venue, le loup revint. Il plongea dans l'eau fraîche là où le bassin était assez profond pour nager. Elle l'avait attendu avec impatience, et l'accueillit avec une joie d'humaine. Il joua, s'ébrouant avec joie, tandis qu'elle faisait naître des remous là où il n'aurait rien dû y avoir, créant des courants, caressant le pelage humide de la bête. Les premières lueurs de l'aube les ramenèrent à la réalité ; il devait partir.

Chaque jour qu'elle passait dans ses bras la rendait un peu plus humaine. Leur amour lui apportait la force qui la faisait vivre. Plus le temps passait, plus leur relation était forte. La source jaillissait comme jamais et la végétation alentour en profitait : chaque fleur, chaque brin d'herbe, croissait, poussait plus beaux que jamais.

Mais tout a une fin : l'homme lui annonça son départ. Il était humain et, en tant que tel, devait suivre la vie des siens. La guerre, quelque part...

Son corps quasi matériel s'allongea au fond de la cuvette, attendant un retour incertain. Des soldats passèrent, s'arrêtèrent près de la source. Elle ne réagit pas, préférant l'inertie ; leur identité et la raison pour laquelle ils se battaient lui importaient peu : ils lui avaient pris son amour. Ils montèrent un campement. Elle s'endormit, indifférente.

Le froid arriva avec un hiver qui se voulait glacial. Les soldats s'en allèrent, la source ne leur apportait plus rien, son écoulement n'était plus qu'un filet, la cuvette ne se remplissait plus. Elle ne s'en rendit pas compte, totalement inerte. Presque morte, elle se laissait aller à l'abandon. Son corps, qu'elle avait tant souhaité réel, ne ressentait plus rien. Son esprit s'était endormi. Son âme disparaissait petit à petit avec l'eau de la source. Bientôt, il ne resta qu'un peu de glace au fond la cuvette. L'eau avait cessé de couler.

L'homme revint blessé, son esprit anéanti par la violence de cette guerre qui, finalement, n'était pas la sienne. Il n'avait résisté que pour elle : chacune de ses pensées avaient été pour la nymphe, l'empêchant ainsi de sombrer dans la folie. Mais en s'approchant de la source, il sentit le froid, la glace qui avait pris le relais de la verdure et des fleurs. L'eau ne coulait plus. Il la crut partie. Il resta là, prostré au bord de la source, laissant ses larmes geler sur ses joues.

Le loup sauta au fond de la cuvette, ses pattes glissèrent sur la glace. Il hurla à la mort, en mémoire de celle qu'il avait perdue. Soudain, le clair de lune éclaira son visage, là, sous la glace. Espérant que ce linceul de glace devienne aussi le sien, il s'allongea, prenant soin de recouvrir de son corps celui de sa bien-aimée. Il frissonna sous la morsure du froid, mais il se laissa aller dans le sommeil. Il n'était pas mort en combattant, mais cela n'avait servi à rien. Avec elle, sa vie avait enfin eu une raison d'être. Sans elle, sa vie ne valait plus rien. Le froid, la fatigue, le désespoir, l'emportèrent sur l'instinct de survie.

Elle ressentit sa présence. Était-ce un rêve, une espérance vaine ? Non, il était là ! Elle le savait, il était revenu ! Sa chaleur transperça sa prison de glace, elle entendit son cœur battre ; s'accrochant à ce rythme, elle revint petit à petit à elle. Le soleil se leva, le loup redevint homme. L'eau jaillit de nouveau de la roche, entraînant avec elle un arc-en-ciel.

Ils s'allongèrent sur la rive. Le soleil sécha leurs peaux, réchauffa leurs cœurs. Elle posa sa tête dans le creux de son épaule, écoutant le chant des oiseaux auquel répondait la douce mélodie de la source. La magie de leur union fit renaître le printemps disparu. Elle connaissait enfin ce moment de félicité que les humains appellent bonheur.

— Mon âme est ici, dit-elle.

L'homme l'embrassa, resserra son étreinte. Lui aussi venait de trouver ce qu'il recherchait parmi les humains depuis si longtemps.

— La mienne aussi.

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