La seconde

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Au moins je savais que nous venions de décoller. Elle s’était tellement fait attendre que je fusse surpris qu’elle me choisisse enfin, ce n’était pas trop tôt ! Je n’ai ni eu le temps d’entendre retentir les sirènes de l’ambulance, ni eu le temps de dire aurevoir à mes proches, cela n’a eu pour seul avantage que de me faire partir sans attendre, c’était l’essentiel. Je sentais mon âme libre.
Liberté, Liberté ! Aussi éphémère soit-elle, je m’en contenterai.
Une seconde plus tôt, mon désir de m’en aller et d’emporter avec moi cette vague d’incertitudes et d’incompréhensions, mais surtout tous ces sentiments refoulés, venait d’être assouvi par un chauffard aux abords du boulevard de la Vie. Cette seconde, aussi banale qu’elle pouvait paraitre, avait le pouvoir de rendre Myanna veuve et solitaire.
Les yeux mouillés et le cœur triste, je la sentais se lamenter, que dire ? Des larmes en retard et inutiles ! Je n’avais aucune envie de rester, j’ai juste dit : « suis-moi si tu m’aimes », tentative de dissuasion ! Mais Mercussio ne s’est pas fait prier pour lui chuchoter à l’instant de se suicider. Je ne sais pas s’il espérait qu’elle me rejoigne, mais moi j’étais bien avancé et je n’avais aucune intention d’attendre que qui que ce soit s’érige en compagnon de voyage, surtout pas pour m’accompagner à mes nombreux rendez-vous très intimes avec certains de mes vieux amis. J’avais déjà emporté Colère avec moi, elle m’a été utile mais elle a gâché pas mal de choses, c’était la moindre punition que de la faire mourir elle aussi et l’abandonner ensuite, nous n’avions plus rien à nous dire.
J’ai rencontré Orgueil dans un jardin, je lui en voulais de m’avoir quitté sans avoir prévenu, il me donnait confiance en moi. ‘’Je ne faisais que te rendre service, tu peux penser tout le mal que tu veux de moi, mais jamais je ne trahirai quelqu’un, et je sais que j’ai raison !’’, me murmura-t-il avec tant d’assurance, cette assurance dont il m‘avait privé pendant si longtemps.
Il m’a dit qu’il avait d’autres rencontres, mais a pris le soin de m’indiquer la rive où campait son cousin Egoïsme. Ce dernier a accepté de me conduire là où je voulais, j’allais enfin pouvoir rencontrer mon ami le plus cher de l’autre côté de la rive.
Egoïsme sollicita alors un vieil homme qui possédait un bateau afin qu’il nous y conduise. Pendant que nous naviguions dans cette rivière trouble d’incertitudes et de sentiments refoulés, Egoïsme n’arrêtait pas de me répéter que je me plaignais trop et qu’à cause de mes autres camarades et moi, il se sentait vide, comme si on l’avait pillé d’une partie de son être, tellement nous ne pensions qu’à nous.
Ironie, Ironie ! Très habile comme à son habitude. Il a même réussi à me faire culpabiliser.
Le capitaine nous informa alors que l’un d’entre nous devrait descendre du bateau, au risque que notre véhicule coule. Ils ont tous les deux compris que ce ne serait pas moi, alors tout en me fixant, Egoïsme me dit : ‘’ je m’en vais ! avant que tu ne fasses croire au pauvre Monsieur que je ne pense qu’à moi. Mais souviens toi de l’Alchimiste, toutes les fins ne sont pas celles que l’on imagine. ‘’ ; Et il plongea sans même me donner l’occasion de retorquer.
Après un bref temps de réflexion, un dialogue naquit entre le capitaine et moi.
 Alors on peut y aller ? Lui demandai-je
 Non jeune homme, il y a quelque chose qui cloche, qu’avez-vous dans votre bagage ?
 Juste quelques petites affaires.
 Lesquelles ? Il va falloir en abandonner certaines. Vous savez, je connais très bien celui que vous allez rencontrer, il est aussi devenu mon ami au fil du temps. Je peux vous assurer qu’il n’a pas besoin de vous voir avec tout ceci, la lueur de vos yeux suffira à lui faire comprendre ce que vous voulez.
Comme s’il savait ce que j’emportais avec moi, il rajouta :
‘’Débarrassez-vous de tout sauf Sincérité, Responsabilité et Humilité. Votre Ami devra s’en contenter, sinon je vous laisserai vous noyer.’’
Dans un silence quasi déconcertant, j’ouvris mon sac et larguai tour à tour Amertume, Rancœurs, Impuissance et une partie de Regrets.
‘’C’est tout ‘’ M’interrogea-t-il à nouveau. En hochant la tête de gauche à droite, je sortis Fierté et la jetai au loin avec ce qu’il restait de Regrets. A ce moment-là, je me sentis léger et nous voyageâmes silencieusement vers l’autre rive.
Amour m’y attendait ; Ce fut comme s’il m’avait préparé un discours de bienvenue. En quelques mots il m’a fait comprendre l’essentiel.
« Je n’ai probablement rien à t’apprendre, et c’est déjà bien qu’Humilité soit restée dans ton baluchon. On ne vient pas à moi sans Elle ! Les autres n’ont pas leur place auprès de toi et moi, enfin si je dois rester à tes cotés. Vous êtes nombreux à ne pas le comprendre, mais vous mixez vos cocktails de mauvais sentiments et espérez que je cohabite avec eux. Ma jumelle Paix n’est pas très bavarde, et je ne peux vivre sans Elle. C’est normal que tu ne l’aies jamais connue. Elle est moins tolérante que moi et ne t’embrassera que lorsque je logerai ton cœur. Quelle preuve d’amour ! N’est-ce pas ? Si tu as compris mon secret, tu n’attendras pas, et ne penseras même pas qu’on puisse te donner quelque chose en retour, car tu gouteras déjà un bonheur qui dépasse toute imagination »
Emotions, Emotions ! Mon cœur fondit comme une montagne de soie s’effondrant tout en frayant un passage étroit et murmurant à Amour de s’y introduire, Sa majesté, Il était maintenant aux commandes.
 Amour, que dois-je retenir de toi ? Je me suis débarrassé de tout, sauf l’ultime atome de prétention qui me fait oser dire que seul Toi peux me rendre parfait.
 Rouvre ton cœur, écoute le monde et apprends à me comprendre. Paix ne viendra à toi que si tu arrives à modeler ton être afin qu’il puisse vibrer à l’unisson avec une idée sublime, désintéressée. Et quel sublime sentiment que de réunir un Frère et sa Sœur pour toujours.
Nous avions alors arpenté le chemin du retour. A ce moment-là, j’espérais juste entendre les prières de mes proches mais surtout que la petite mort que je vivais là, ne murisse point, je désirais à présent qu’elle s’en aille afin que je puisse retourner à ma Bienaimée. Mais la seule chose que je réussis à capter était : « Votre conjoint est dans le Coma. ». La porte était-elle définitivement fermée ? Ne reverrai-je plus Myanna ? Elle avait tellement de défauts mais méritait-elle vraiment que je m’en aille de la sorte ?
Elévations, Elévations ! c’est donc l’une des milles méthodes dont la Vie use pour nous enseigner ?
Mercussio eût envie de se racheter et m’assura que Myanna n’avait aucune envie de se suicider, elle me laissa juste un message : « Reviens-moi si tu m’aimes... ». Je me réjouissais déjà que cette mort que j’avais imaginée ne soit pas vraie, ou du moins ne soit pas la mienne, mais plutôt celle de toutes ces forces qui m’empêchaient de voir la lumière.
A cet instant, une seule question me trottait dans l’Esprit, allais-je bénéficier d’une seconde chance pour appliquer ce que je venais d’apprendre et l’aimer comme il se doit, lui faire connaitre l’Amour comme état de conscience qui nous sortirait de l’obscurité ?
Car en vérité, j’ai fini par comprendre que sans Amour, nous étions dans le Noir, ou avions les yeux fermés... Ou certainement les deux.