La Rive

Eric LELABOUSSE, passionné de littérature et de voyages, d'histoire et de géopolitique, je suis enseignant en retraite depuis Juillet. J'ai aussi fondé et présidé un club de rugby-loisir en ... [+]

Image de Portez haut les couleurs ! - 2020

Les grandes vacances...Quand on a six ou sept ans, c'est un océan de vie dont la rive est inaccessible, à l'infini. Comme au temps où l'on croyait que la Terre était plate et continuée par un océan infini. C'est ce temps-là qui est maintenant inaccessible.
J'allais parfois chercher une glace à la boulangerie de mon petit village. J'aimais bien le parfum café. Je la dégustais le long des quelques deux cents mètres qui me ramenaient chez moi et je regardais le long de ce petit chemin, dans les caniveaux, les insectes qui bougeaient dans la poussière blanche de l'été. En ce temps-là, je croyais la vie infinie. Je profitais de tous les instants de la vie. Tout me réjouissait, tout m'émerveillait. Je n'avais même pas, inconsciemment ou enfoui dans un coin de mon esprit ou de mon âme, le sentiment ou le doute que tout cela s'arrêterait un jour. La vie infinie. Parfois aussi, j'allais m'acheter grâce à la gentillesse de mes parents « un petit livre à 50 centimes ». C'étaient des livres pour enfants de petit format et d'une quinzaine de pages environ. Je pouvais en acheter régulièrement. Je suis sûr que si je les revoyais maintenant, je m'en rappellerais chaque page tellement cette période de ma vie fut heureuse et insouciante. Ils sont dans le néant maintenant et n'existent que dans ma mémoire et que très peu, j'étais si jeune. Ils sont dans le néant comme j'irai dans le néant et n'existerai dans les mémoires de mes enfants, mes amis puis petit à petit, au fils des années, je serai dans les souvenirs de moins en moins de personnes puis...de personne ; je ne serai plus rien.
C'est aussi pour ça que dans les petits villages que je traverse ici et là et encore ailleurs, je m'arrête presque systématiquement au monument aux morts et je lis le nom des hommes tombés pour rien dans la dans cet immense désastre de la 1ère guerre mondiale, tragédie infinie répétée , à l'infini.
Voilà pourquoi aussi, parfois je vais dans les cimetières et je regarde les tombes des gens plus jeunes que moi, me questionnant sur ce que leur futur aurait pu être. Surtout quand ils sont vraiment plus jeunes que moi et encore davantage quand ils sont partis enfants car c'est aussi mon enfance qui est morte. Depuis tellement longtemps. Depuis trop longtemps.
Ce temps de l'enfance, ce temps de bonheur, est si loin que j'ai l'impression qu'il s'agit d'une autre personne que moi. A moins que la vie ait fait de moi une autre personne.
Qui d'autre que moi sait que Angélique R. est morte à 19 ans en 1927 et dont le nom est difficile à lire sur sa tombe abandonnée dans ce cimetière d'un petit village de Haute-Marne ? Qu' a-t-elle vécu ? Qu' a-t-elle pensé ? Aimé ? Ri ? Souffert ? Que reste-t-il de sa vie ? Quels étaient ses projets, ses joies, ses espérances ? Comment ressentait-elle ce qu'elle vivait ? On meurt plusieurs fois. La mort physique puis ,on ne se rappelle plus du nom puis l'oubli, le néant, l'absurde de la vie.
Elle est dans l'oubli.. Nous serons tous dans l'oubli. Tragédie infinie qui se répète à l'infini pour toujours. Tragédies infinies qui se répètent à l'infini depuis toujours.
Je veux de nouveau ressentir tous les vents de printemps en moi, je veux me remplir de toutes les envies, de toutes les joies, de tous les amours et de toutes les quiétudes.....
Comme au temps où je regardais les insectes bouger dans la poussière blanche de l'été en mangeant ma glace au café.