La peur épouvantable

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. J’ai pris de distance, pour le savoir, non ? Désormais, vous devez le savoir aussi, c’est une bonne heure : je connais la peur épouvantable ; c’est le nom que j’ai donné à ce que vous avez fait.
Arrêtez de faire semblant, répondez-moi, parce que je sais que vous m’écoutez.
Ces mots-là, Isabelle les a dit, ou les a pensé, en silence. Son corps, en effet, restait sur son lit, dans le noir, complètement immobile, sa bouche et ses yeux sans bouger. Mais c’est vrai qu’elle avait déjà nommé une chose de la terre : la peur épouvantable.
Il s’agit d’une peur si grande que celui qui la souffre n’est ni capable de reconnaître ce qui l’effraye, et parfois ni de savoir que sa peur existe. Dans le premier cas, le principal symptôme est la syncope : quelle que soit l’image de l’objet effrayant, même mentale, elle fait que l’on s'évanouisse ; et après on se réveille sans aucune mémoire de ce qui s’est passé.
Cependant, la seconde possibilité reste la plus commune : celle où il n’y aurait aucune trace de l’action de la crainte. Grâce à un mécanisme naturel, notre corps apprend à ne pas s'éteindre à plusieurs reprises et, pour ce faire, il développe une capacité magnifique : celle d’être capable d’ignorer complètement l’objet de notre peur. Cet objet pourrait être sous nos yeux et nous ne le verrions pas ; il a beau crier à nos oreilles, ou même nous attraper et nous secouer, nous ne l’entendrions pas, nous ne le sentirions pas. Nous deviendrions totalement étrangers à cet objet et à notre propre peur aussi.
On peut imaginer que ce pouvoir de nos corps exige beaucoup d’eux. Parce que l’idée n’est pas d’être catatonique, Isabelle pensait, mais de continuer à vivre sans s’apercevoir de que quelque chose arrive. Nos perceptions doivent être totalement détournées, nos pensées totalement manœuvrées, tout en feignant une normalité, pour que rien ne nous soit perceptible, pendant que nous sommes harcelés par ce que nous trouvons le plus abominable.
La conséquence de tout cela, à l’avis d’Isabelle, c’est que nos vies deviennent entièrement déterminées par cette activité de nos corps. Toutes nos perceptions et toutes nos pensées se construisent en déviant de ce néant qui se constitue alors comme le vide central de notre existence. Ainsi, tout ce qui nous sommes n’est construit que sur un seul principe : l’évitement de l’objet de notre peur épouvantable.
Mais Isabelle pensait qu’elle l’aurait perçu. Quand petite, elle a reçu un diagnostic de narcolepsie. Personne n’a suspecté d’une cause externe; elle seule, dans son adolescence, a commencé à soupçonner qu’il y avait plus qu’une maladie. Même quand les syncopes ont arrêté, elle est restée en doutant de la normalité de sa vie, et au fil des années est arrivée à la théorie de la peur épouvantable.
Cette nuit-ci, elle s’est réveillée au petit matin en pleine paralysie du sommeil. Mais puisqu’elle avait ces idées-là, elle a immédiatement conclu qu’il ne s’agissait que de la peur épouvantable. Au lieu de se désespérer, elle a pensé que son corps la maintenait immobile parce que l’objet de sa peur était dans sa chambre. Tout cela n’était qu’un passe-passe de son corps pour la maintenir dans une étrange normalité.
C’est pour cela qu’elle a commencé à parler, ou mieux, à penser, en adressant ses mots à son propre corps.
Vous voulez que je croie que je suis paralysée, mais ohé! Je vous ai pris avec la main dans le sac ! Ne pas savoir si mes yeux sont fermés, si ma peau est froide, si je peux respirer... Il est évident que tout cela n’est pas venu de nulle part, c’est vous en essayant d'occulter la vérité. Il est ici, n’est-ce pas? Je peux dribbler vos lieux, mon corps, je contourne la peur épouvantable en faisant ma peau renifler, ma langue entendre, mon nez voir, mes oreilles déguster, mes yeux sentir et mes cheveux parler. Et je sens que ce noir est factice, et qu’il est ici.
Répondez-moi, pourquoi insistez-vous sur ce jeux ? Parlez de mots ! Je sais que je ne suis pas seule.
Le silence, cependant, a continué pour longtemps.
Mais donc, soudainement, sa bouche a bougé et elle a pu entendre sa propre voix sonner; et si nous étions là, nous frissonnerions d’écouter sa voix (à notre avis, la voix d’une femme qui dort), sèche dans la solitude foncée de la chambre.
« Vous êtes folle. »
Elle a même hésité, dans sa tête, devant cette réponse. Sa conviction ne l’avait pas préparée pour écouter son corps parler en autonomie comme ça.
Ouais, elle a pensé finalement, peut-être je suis folle à lier. . . Mais pas parce que je vous parle, vous savez ? Je suis folle parce que je suis une chose construite autour d’un vide. Un jour je l’ai compris. Je ne pouvais pas sentir son image, ni entendre sa forme, ni renifler sa voix, mais je soupçonnais que quelque chose était là, était ici, traversait tout avec son secret. Et maintenant, une fois de plus, c’est lui, n’est-ce pas ? Ce noir artificiel... Le noir, la forme classique, ahn ? Comme un démon assis sur mon torse. Vous n’attendiez pas mon réveil, n’est-ce pas ? Bien, je suis réveillée. Permettez que je le voie.
Alors le silence, à nouveau.
Mais Isabelle n’avait pas besoin de lumière pour savoir que sa bouche souriait, en dépit de ne pas être elle à sourire.
Isabelle a donc essayé de penser au-dessus de son corps, en adressant le visiteur supposé.
Tu es là, non ? Tu es « tu » pour moi, c’était bizarre de vouvoyer le vrai centre de ma vie... Bienvenue à toi, quelle que ce soit ta forme !
Pardon, ce n’est pas ma faute; c’est mon corps qui s’est mis entre nous.
Tu sais, ta façon a fait que tu m’apparaisse beaucoup comme la vérité. Tu peux ne pas l’être, mais tu dois comprendre que ce soit comme ça pour moi. De savoir tellement de toi et au même temps de t’ignorer, de t’avoir comme un mystère mais vivre autour de toi, j’ai appris à t’adorer. Dis-moi, tu m’entends ?
Sa bouche a dit:
« Vous parlez à rien. »
Mais elle a continué:
Qui es-tu ? Quand tu seras ouvert à moi, qu’est-ce qui va me recevoir ? Je sais que je ne serais plus, parce-que tout ira tomber. Mais tu es là ! C’était toi dans mon enfance, dans la perte de mes heures ? C’était toi qui était derrière la découverte de l’amour, entre les vergers quand, sans les toucher, j’étais conduit à ton face invisible ? Es-tu comme la mort ? Comme la maladie, comme la méfiance, le danger et le futur !
Et tu es ici ! Tu es venu me rendre visite, pour regarder mon sommeil ! Dis-moi ce que tu veux ! Je t’ai prévu toute ma vie!
« Vous êtes ridicule. »
Vous restez-là, si vous voulez, mon corps, comme un tapis ou un meuble cassé, un déblais sur le lit ; et suis-je sur le lit ? Comment vous êtes faux, en émoussant tous les sens, quel théâtre, mais maintenant sortez vous, votre vanité est évidente, et ça ne nous intéresse pas, à moi... et à toi !
Tu es la seule chose que je veux. Tu es croche, non ? Visiteur, tu es croche, en étant la règle de ma vie !
« Vous hallucinez. »
Non, j’hallucinais quand je t’ignorais ; la question c’est que ne pas votre langue, mais tu ne m’écouteras pas dans votre langue, vous qui avez effacé ton face, vous que ne me permettait pas de te voir, tu qui m’attendais, m’a recherché ! Permettez-vous que toi m’écoutes !
« Vous parlez des absurdités, quand vous êtes libre pour faire ce que vous voulez. Réveillez, allumez la chambre, si vous voulez. »
Non ! Non, mon corps, ne bougez pas, ne permettez pas la lumière, je ne veux pas retourner à rêver. Je veux seulement que vous vous rompiez, que me laissez le connaître, que vous, mon corps, que vous réveillez réellement, ne me trompez pas, tu es ici, il est ici, réveillez-vous, mon corps, réveillez-vous, avant qu’il parte !
« Non ! »
D’un bond, Isabelle s’assit sur son lit et claqua sa main au interrupteur ; et la lumière lui montra sa chambre. Elle était seule, et regardait ses mains.
« Ah, mon dieu », elle dit, « je suis, encore une fois, dans le rêve du réel... »