La petite musique du hasard

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"Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi ! ” Arthur Rimbaud

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« J'ai toujours détesté la Saint-Valentin. D'abord, à l'origine c'est une fête anglaise, je hais les anglais. Et puis c'est devenu récemment un truc genre Halloween, juste bon à faire marcher le commerce.
Ensuite, à quoi ça sert de renouveler le serment d'amour quand on est vraiment amoureux ? Hein, à quoi ça sert ? De toute façon, moi, je ne crois pas à l'amour. Tout le monde sait que ça ne dure pas. Un petit coup de passion torride et hop ! c'est fini. On ne se supporte plus très vite, la lassitude arrive, puis l'agacement et enfin la rancœur. On a tant fait de compromis pour vivre ensemble... Alors faire semblant, un jour dans l'année, de s'aimer encore alors qu'on ne rêve que d'une chose : que la vie nous débarrasse de l'autre accidentellement, par hasard si l'on peut dire, parce qu'on n'a pas le courage de s'en débarrasser soi-même, c'est franchement ridicule ! S'offrir des fleurs rouges pour dire une passion qui a fait long feu et un cadeau qu'on a acheté au dernier moment parce que l'autre, ben, parfois on l'oublie, c'est lamentable. Non, franchement la Saint-Valentin ! »
Ainsi parlait Fortunat.
Fortunat était ce qu'on appelle un ours. Physiquement d'abord, il était grand et gros mais plein de grâce et d'aisance lorsqu'il bougeait ce corps de près de cent vingt kilos. Mais surtout il était ours car sauvage, grognon, imprévisible et coléreux, et peu communicatif. Ses colères étaient célèbres dans sa famille et son quartier. Et la vue de sa barbe frémissant et de ses yeux s'assombrissant suffisait à alerter son entourage. La colère montait – la plupart du temps on ne savait pourquoi –, gare alors à qui se trouvait sur le passage de l'animal !
Cependant il possédait un don extraordinaire. Ses mains, d'une surnaturelle habileté, et son esprit curieux, inventif, donnaient naissance à des violoncelles si parfaits que le monde se les arrachait. Son art était tellement recherché que les plus grands musiciens devaient attendre parfois plusieurs années pour toucher et faire vibrer ces magnifiques instruments. La passion pour son métier l'emportait sur toute autre et, disait-il, lui suffisait pour se sentir vivant. Ce qu'il n'avouait pas, c'est que souvent il souffrait du manque d'amour. Personne dans sa vie pour le voir, le toucher, lui parler, admirer son travail. Personne. Il avait bien connu quelques aventures, parfois torrides, mais le grand amour jamais. Il avait renoncé à le chercher. Et se sentait si seul ! Alors ses mains caressaient ses chers instruments, ses doigts filant le long de la tête et des joues et suivant la volute travaillée, glissaient sur les ouïes, palpaient amoureusement le dos et les chevilles en bois d'ébène ou de rose, cherchaient le talon doux et lisse, puis se posaient sur la table comme sur un ventre de femme chaud et accueillant. Et lorsqu'il jouait, il sentait leur âme vibrer et il écoutait leur voix mélancolique chanter pour lui.
Un soir, celui de la Saint-Valentin, le hasard décida qu'il ne fermerait pas les volets ni la porte d'entrée de son domicile situé au 13, rue de la Baraka. Cela ne lui était jamais arrivé.
Olga poussa la porte de Fortunat ce soir-là. Elle tomba évanouie d'inanition, d'épuisement et de désespoir dans l'entrée. Olga vivait – ou plutôt survivait –, depuis quelques mois dans la rue. Elle avait tout perdu en moins d'une semaine, son travail, son appartement, son compagnon parti avec le peu d'argent liquide qu'elle possédait et sa foi en l'amour. Depuis, elle traînait d'un quartier à l'autre de la ville, cherchant celui où les passants seraient les plus généreux. Le hasard l'avait conduite dans celui où vivait Fortunat, quartier populaire modeste dont les petits pavillons lui avaient paru plus accueillants que les immeubles cossus du centre ville. Le hasard s'amusa aussi à la perdre dans les petites rues, au point qu'elle n'arriva plus à retrouver l'avenue par laquelle elle était arrivée là.
Lorsqu'elle passa pour la dixième fois devant le 13 de la rue de la Baraka, elle entendit la voix douce et grave du violoncelle. C'était si beau, si bouleversant qu'elle poussa la porte de la maison. C'est à ce moment-là qu'elle tomba, d'un bloc, le visage contre terre, le corps comme un arbre déraciné.
Le bruit de sa chute fut tel que Fortunat l'entendit et, posant délicatement son instrument, se leva, puis se rendit dans l'entrée et découvrit Olga inanimée.
Plus tard, elle reprit conscience, allongée sur un vieux canapé et découvrit un gros homme barbu et les cheveux en bataille qui la contemplait avec inquiétude. Elle montra le violoncelle posé à côté de lui.
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est un violoncelle, voyons.
— Désolée, le hasard n'a pas voulu que je sois musicienne. Je n'y connais rien. Mais j'ai entendu. C'est tellement beau.
— Voulez-vous que je joue pour vous ?
— S'il vous plaît.
Fortunat prit le magnifique objet entre ses cuisses et posa l'archer sur les cordes. Dans le silence qui précéda le Prélude de la suite n°1 pour violoncelle en G majeur de Bach, il y eut une étrange vibration. Ensuite, il joua en la regardant et vit les larmes couler sur son visage sale et amaigri, l'attention formidable de tout son être. Alors il contempla cette femme abandonnée à la musique que ses doigts faisaient naître et monter, et il la trouva très belle. Et elle, elle vit un géant fabuleux et serein créer un monde tout en nuances.
La barbe de Fortunat frémit et ses yeux s'éclaircirent. Le cœur d'Olga se déchiffonna et la chaleur envahit enfin son corps.

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