La Paix

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Aimé était pétri avec la boue du terroir de la rive gauche du Rhône. Il était grand et avait un vaste buste. Sa tête carrée était plantée dessus, et s'il avait la bouche fine, son nez semblait celui d'un berger peul. Sa stature d'église romane et ses jambes massives plaisaient aux filles du coin. Depuis ses seize ans, il lui était naturel de se laisser choisir par elles.
Sur les marchés de la Drôme, sa famille vendait les légumes qu'elle produisait sur les limons de la Galaure. Il allait avec eux les samedis faire des rencontres, qu'il consommait en douce après le lycée. Les kilomètres à Mobylette ne l'effarouchaient pas plus qu'être amant.
« Aimé, il est comme la Burlat : charnu, tendre et fondant. Surtout, faut le cueillir avec la queue ! » entendit-il un matin, alors qu'il montait l'étal. Ça lui tourna les sangs.
Sa mère fit claquer une caisse d'aubergines sur la planche, dardant le groupe de grues. Puis elle entraina son fils derrière le fourgon.
— Tu vas finir par nous attirer des histoires avec tes coucheries. Regarde donc pour quoi on passe ! Un coq au milieu des poules, voilà ce que tu es !
— Bah, c'est elles qui viennent me trouver, dit-il, je serais bien corniaud de pas profiter !
La mère lui balança une gifle. Le père tonna depuis le Saviem.
— Oh, et le respect ! Tu f'ras c'qu'on t'dit et point ! Au bistro, de Vienne jusqu'à Valence, les gars me regardent en coin pendant que tu renifles les filles. Y a des bruits qui courent sur nous. Ça pue tes affaires...
Impossible de discuter. Se résoudre non plus. Aimé s'était fait plus discret. Mais de par les patelins, à travers les collines, jusque dans la vallée, tout se savait.

Un beau jour du début de septembre, au plus fort de la matinée, tout avait basculé. Un groupe de chasseurs avait traversé la place d'Hauterives au milieu des étals. L'un d'eux portait son Stoeger dans le pli du coude, canon verrouillé. Visiblement saoul, il s'était arrêté devant le Saviem des parents d'Aimé et avait fait feu en l'air.
— Alors ! Il est où le cocufieur ?
D'abord stupéfaits, les gens avaient fui. Quand les gendarmes arrivèrent, ils trouvèrent deux gars armés qui se faisaient face : Armand et le père d'Aimé. Son vieux Robust calibre seize datait de la drôle de guerre mais servait encore souvent.
— On discutait chasse, et le coup est parti tout seul monsieur l'agent. Et puis d'ailleurs, c'était une cartouche à blanc.
Le père d'Aimé confirma la version. On en resta là. Armand se fit confisquer son arme et retirer sa licence de chasse pour la saison. Il se laissa embarquer le regard plein de mauvaises promesses. On remballa fruits et légumes dans le fourgon. Au loin, la foule regardait.
De retour chez eux, l'agent de ville d'Hauterives fit savoir par téléphone que leur présence sur le marché n'était pas souhaitable pour un bon moment. Plusieurs communes firent pareil les jours suivants. Toutes avaient le même argument : « On veut la paix. » 

Aimé était à Lyon ce jour-là. Il y préparait sa rentrée prévue pour tantôt, au Lycée horticole de Dardilly. Le gamin résiderait chez sa tante pour les dix mois de sa formation. C'est la tatie qui prit l'appel du père après le coup du marché d'Hauterives. Le soir, elle livra sa version à son neveu :
— Tu sais, je te comprends mon gone. Tu es en pleine montée de sève ! Mais cette histoire met tes parents en difficulté. Et toi aussi, car cet homme, cet Armand, il parait qu'il te cherche partout ! Alors il vaut mieux que tu restes à Lyon les week-ends. Tu verras, c'est une très belle grande ville. Ici aussi tu rencontras des femmes. Moi je ne suis pas comme mon frère : tu pourras les emmener ici !
Mais il était advenu qu'Aimé ne plaisait pas à Lyon. Il ne connut pas d'aventures. Et puis la ville ne plaisait pas non plus à Aimé.
Le lait n'y avait aucun goût, on aurait dit de l'eau. Il y avait plus de bâtisses que d'arbres ou de champs, et ça puait les gaz. Les gens y étaient tristes, muets, seuls. Des hommes crasseux dormaient à même le sol, et personne ne venait les relever. Les femmes, il fallait qu'elles se peignent avec des couleurs, se rendent odorantes avec des fragrances qui n'étaient pas les leurs.
Les perspectives de macadam étaient toujours fermées sur des immeubles. Les boulevards Haussmanniens trahissaient la nature par leur rectitude. Pas un lieu secret, perdu, à soi. Le parc de la Tête d'Or, chacun de ses brins d'herbe était piétiné. Au mieux c'était un arrangement. Nulle part, en ville, on ne trouvait la paix.
Très vite, Aimé se mit à rêver à sa campagne désormais interdite. Il songeait à Mathilde, la femme d'Armand. Ah, comme elle était belle Mathilde ! Comme il bandait en pensant à elle !

Un soir, n'y tenant plus, il enfourcha sa mobylette et partit. Il lui fallut plus de deux heures pour aller à Hauterives. En chemin, il retrouva les parfums de la terre, ses petites routes tordues. Il sentit monter en lui la paix à mesure que la grande ville s'éloignait.
Il arriva rue du Château Vieux de nuit, les jambes et les fesses engourdies. Il y avait encore quelques grillons, des senteurs bouchonnées qui tardaient à s'évaporer. Par une fenêtre d'un rez-de-chaussée qu'il connaissait bien, il vit Mathilde.
Alors, tout survint en même temps.
Le coup de fusil le foudroya entre les épaules, et Mathilde se retourna vers lui. Il vit les seins de Mathilde, deux collines tièdes et douces. Un endroit secret, à l'abri des regards ! Il se souvint un instant qu'il avait été planté dans son ventre chaud comme les étés, entre ses jambes ouvertes comme on nage en la rivière ! Il vit les yeux effarés de Mathilde, sa main se plaquer sur sa bouche, sa si belle main, son fin poignet ! 

Il toucha terre la poitrine explosée par l'amour, et dédia son dernier souffle à Mathilde.
Il n'avait aucun regret, il avait ce que tant d'hommes cherchent dans le monde sans jamais le trouver : la paix.

 

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