La nuit tous les chats sont cuits

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Quelle que soit l'issue de cette nuit, elle allait être mémorable, pour moi, pour la ville, pour l'humanité peut-être bien.

Je me trouvais appuyé au zinc d'un troquet quelconque. J'attendais la musique qu'aucune radio ne jouerait jamais. J'espérais la visite que l'on ne peut plus attendre. Mais la bouteille se vidait avec moi et nous remplissions le tiroir caisse du barman trop gras pour pratiquer des tarifs honnêtes. Et le vide gagnait du terrain et remplissait l'air et mes poumons et mon sang.

Et puis elle est arrivée timidement. La fameuse note blanche en treizième position. La treizième heure debout, quand la fatigue est tangible mais trop timide pour faire autorité, pour intimer l'ordre d'aller au lit. Elle s'est entortillée comme une écharpe rêche autour de ma gorge, elle est venue me pisser dans les yeux, sur les joues, et à cause d'elle je me suis retrouvé dehors à une heure avancée d'obscurité.

Les gens qui chialent foutent la trouille surtout lorsqu'ils sont seuls dans un bar et qu'ils n'ont pas de poitrine. Un type qui pleure dans un rade n'est pas net. Alors oust, dehors, pas de ça chez nous.

La ville entre sommeil et éveil devient une inconnue aux joues rosies par l'orgasme. Grouillante comme un égout mais lumineuse. On ne sait pas bien si elle vous tend les bras ou vous rote à la gueule, mais j'ai toujours été, comme les moucherons et les moustiques, attiré par l'eau croupie et les lumières. Je me suis jeté dans ses rues pour comprendre mais sans chercher. Je pouvais tout aussi bien rentrer mais les quatre murs de ma chambre m'apparaissaient bien vains à cette heure. Ma tête devait se saouler d'errance et flirter avec la blancheur des nuits perdues, ce soir ou jamais, dans le dédale de la ville étouffée par la lune.

J'avance comme un arbre, comme un mât, comme un poteau électrique qui dit merde à ses racines, à ses voiles et à ses câbles. Je traîne, je traîne, je traîne et des piafs nocturnes s'arrêtent picorer mes guêtres en riant. Je me dis : quand le soleil brûlera leurs ailes et leurs plumages, ils piailleront moins volontiers. Quand la pluie les trempera jusqu'au dedans de leurs os, nous les regarderons greloter au sol. L'avenir de l'homme est l'arbre, pas l'oiseau. On ne peut pas être relié à rien pour s'élever jusqu'aux nuages. L'arbre pousse patiemment ou meurt pour réchauffer les gens, l'oiseau s'élance sans fondement, plane connement et finira par se faire bouffer.

Je cours après cette nuit qui s'enfuit, et ses heures qui dansent à sa suite et s'évaporent dans le macadam. Je suis pendu à leurs jupes comme un amoureux déçu par les deux faces de l'amour.

La nuit me mène en bateau et me fait dériver selon son courant alternatif. Eau électrique. Un paradoxe parmi d'autres. J'ai dépouillé le fil de mon chemin qui n'a ni Ariane ni rouge pour le rhabiller. Alors je rentre ici ou là dans l'attente du carburant pour ma traversée. Nous sommes tous là, les perdus nocturnes, à boire, nous engueuler, rire trop fort, bouger en rythme en prétendant que l'on danse, nous renifler le cul en grognant.
C'était la vie. Et maintenant nous allions faire ce qu'il fallait faire après tout ça. J'allais faire ce qu'il fallait faire après cette grande mascarade sous l'oeil riant de Charles le clochard céleste. J'ai porté deux verres et me suis installé à la table d'une créature esseulée, entre ivresse et tristesse. Elle cherchait à me reconnaître, je lui ai demandé de ne pas me connaître, elle a dit qu'elle ne comprenait pas, je lui ai dit que c'était ce que j'attendais, elle m'a regardé avec des yeux vaguement idiots mais surtout beaux, je l'ai invitée à écouter de la vraie musique en buvant du vin et du whisky.

Après la sueur viennent les premières lueurs et le monde est toujours là plus vivant qu'avant, plus vibrant que jamais, et il luit à travers tes cheveux éclatés sur l'oreiller, et il éclabousse les murs d'une joie sereine et zèbre ton dos des mains de ceux qui sont partis, et nous nous enlaçons au point du jour et nous endormons en redécouvrant le sommeil au lever du soleil.

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