La mouette

“Tu n’as jamais eu peur de mourir, non, tu as peur de Vivre. Tu as peur d’aimer. Tu as peur de prendre le risque mais je suis là, je ne partirai pas!” lui-assena t-elle. Henry laissa la vérité de ces mots flotter au-dessus de lui, l’envahir. Il brisa le silence en un filet de voix “Avant toi Rose, personne n’a jamais valu la peine que je prenne le risque. J’ai vécu reclus parce que je savais que le jour où je laisserais quelqu’un entrer, cela serait pour l’éternité, comprends-tu?” Elle ne lui laissa pas finir sa phrase, attrapa sa frêle main qui tremblait, essuya l’unique larme qui coulait déjà et murmura “Oh Henry...” Le lendemain, ils allèrent admirer l’océan, les pieds ancrés dans le sable mouillé par les fines vaguelettes. Les mouettes volaient au-dessus d’eux. “Henry, quand je serais partie, observe ces mouettes rieuses, je serais là mon amour.” “Je te le promets” répondit-il.

Un merle noir chante. Le vieil homme écoute, siffle en réponse, l’oiseau s’envole et rejoint ses semblables, libre dans l’infini du ciel. Le soleil se couche déjà, le froid hivernal exerce sa douce morsure sur la peau fripée du vieillard. Pensif, il écoute les bruits de la nature sauvage qu’il aime tant. Au loin, une tourterelle prend son envol puis se pose sur une des cheminées surgissant des toits sombres fabriqués grâce aux ardoises des carrières à quelques kilomètres de là.
Le vieux marin ferme ses yeux et se souvient. Les souvenirs lui reviennent en flash : le roulis du bateau, les kilomètres à vélo, les hortensias, la douceur de sa voix, ses yeux pétillants, son rire ravissant. Tout ici lui rappelle sa douce Rose...
Le vieillard ouvre soudain les yeux ses émotions le submergeant puis il les referme et repart plus loin dans le récit de son passé.
New-yorkais, dans mes veines coulent pourtant la sève étrangère, le sang de mes parents gourinois ayant bravement traversé l’Atlantique au début du XXe. Petit enfant, je courais dans le vent sur le pont d’Ellis Island. Perdu dans les jupes de ma douce maman, nous admirions ensemble la Dame au flambeau. Cet ouvrage d’acier né des mains aguerries d’un peuple libre habitant loin derrière l’horizon, me subjuguait. Un jour où nous nous promenions, je lui ai demandé d’un élan en pointant du doigt la frontière bleue entre le ciel et l’océan “Maman, qu’il y a t-il là-bas?”. Après une profonde inspiration, elle me répondit tendrement “Oh mon enfant, au loin repose la terre vibrante de tes ancêtres, là où se mêlent les vertes forêts aux champs du labeur, là où les rires des enfants s’enrichissent du champ des oiseaux, là où le ciel étoilé semble infiniment grand, là où j’ai laissé un bout de mon cœur vibrant.” Il me semblait qu’elle décrivait avec nostalgie un bout de paradis. “Tu m’y emmèneras un jour?” lui ai-je demandé en tirant sur ses jupes. Je dus tendre l’oreille pour entendre sa réponse qu’elle chuchota : “Si seulement...” Je ne compris pas ses mots sur l’instant mais chaque lettre resta gravée dans mon esprit, c’était son testament, je le sais maintenant. Ma mère souffrait d’une maladie respiratoire depuis son enfance. Elle en mourut alors que j’étais en vacances chez mon oncle au Canada, sur les côtes de la baie d’Hudson. Je n’ai pu dire adieu à ma chère maman ni assister à ses funérailles. Alors âgé d’une dizaine d’années, je restai vivre dans les montagnes du pays à la feuille d’érable. Je ne fus plus jamais le même, une part intime de mon être avait été arrachée, piétinée, réduite en cendres. Pourtant, mon oncle fut tendre et patient avec moi et il m’éleva comme l’un de ses propres enfants. Il me transmit son profond attachement à l’océan et m’enseigna son métier de pêcheur. L’étendue d’eau pure et sauvage qui nous entourait était le seul endroit où les tourments de mon âme se calmaient un peu. Ainsi, j’y passais tout mon temps et mon oncle me surnomma “la mouette”. Je vécu toute ma vie au Canada, devins pêcheur à mon tour et construis une maison de mes mains. J’appréciais peu la compagnie et mes seuls échanges étaient consacrés à la famille qui m’avait recueilli jadis.
Des années plus tard, la santé de mon oncle se dégrada. Un jour, alors que je lui rendais visite, ma carrure imposante penchée au-dessus de son corps malade, mon protecteur tendit son bras tremblant et me prit l’épaule. Il me fixa quelques secondes et affirma avec amour “Mon enfant, ma petite mouette, depuis que tu es arrivé ici, la souffrance dans tes yeux ne t’a pas quittée. Il est temps que tu la laisses derrière toi, ne crois-tu pas?” ajouta t-il. “Malgré mes efforts, je n’ai pu remplacer ta mère, je le sais. Je te considère pourtant comme mon fils et il me faut te dire ceci avant de mourir : pars loin d’ici pendant que ton corps est encore vaillant, traverse l’Atlantique, va sur les terres qui ont vu naître ta famille, va t'en là-bas en Bretagne. Tu y trouveras enfin la paix que tu cherches depuis si longtemps. Va mon fils, va, je laisse mon corps à la toundra aride mais mon âme t’accompagnera.” Il me fixa encore quelques instants et murmura en fermant doucement les yeux “Envole-toi petite mouette”. Le sentant partir, j’agrippai alors sa main et me penchai à son côté pour étouffer mes sanglots.

Un mois plus tard, je quittai le Canada à bord de mon bateau goûtant sur mes lèvres le sel marin, pareil à celui de mes larmes versées chaque nuit en silence. A mon arrivée en Bretagne, je me séparai de mon bateau et achetai un vélo. Je n’avais que quelques vêtements et de maigres provisions. Je partis aussitôt rejoindre le territoire sauvage et préservé décrit jadis par ma maman. J’y arrivai au petit matin. Une fine brise m’enveloppa. Il me semblait, bien que n’ayant jamais vu ce lieu auparavant, être enfin chez moi... Il me fallait trouver un gîte pour la nuit à venir et je décidai alors de frapper aux portes. Après une heure de recherche, je m’approchai d’une longère, posai mon vélo près des hortensias et frappai. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant une femme d’une beauté étourdissante m’ouvrir. Rose, de son prénom, m’accueillit chaleureusement. “Alors vous êtes américain?” me demanda t-elle ayant reconnu mon accent. “Oui madame, je suis né à New-York, mais mes parents sont bretons, originaires de Gourin.” Je vis passer un éclat de compréhension dans ses yeux pétillants, “Oh, je vois, vous faites bien de revenir aux racines, même le plus bel arbre meurt sans elles”. Nous tombâmes amoureux dans les mois qui suivirent. Elle fut la première personne à réussir à réveiller mon âme de son long sommeil et mon corps gelé par son amour brûlant. Je l’ai aimée de longues années, corps et âme mais, à son tour, son enveloppe charnelle l’a trahie, abandonnée et elle est partie trop tôt rejoindre le ciel pur et profond.

La tête tournée vers la couverture étoilée, Henry sent son corps se détendre et son âme trouver la paix. Chaque étoile porte son passé. Il lui a fallu traverser l’océan pour enfin réussir à accepter les épreuves et les deuils qui l’ont forgé, revenir à la source pour réussir à aimer de nouveau. Aujourd’hui, son corps est fatigué, amaigri, courbé sur son fauteuil élimé. Son cœur, organe battant, n’a plus sa fougue d’antan. Mais son âme est plus sage. Elle s’évade dans le brouillard breton, virevolte dans la couverture nuageuse qui s’installe et tintinnabule au contact de la bruine. Une mouette passe. Elle vient de l’océan. Rose est partie depuis longtemps déjà mais il sent sa présence, elle veille sur lui. Le vieillard souhaite qu’une fois son corps raidi et glacé, il devienne cendres et vienne se mêler délicatement à l’eau salée du grand large. Seulement alors, son âme sera libre de retrouver sa bien-aimée, la seule qui ait réussi à faire baisser ses barrières, l’épaule sur laquelle il pu enfin se reposer. Il est temps qu’ils soient réunis.

Le vieillard chuchota alors : “Rose, te souviens-tu? Tu avais raison. Je t’ai écoutée, je prends le risque mon amour. Je te donne tout mon être, mon esprit, mon corps, mon âme, pour l’éternité. J’arrive.”