La libération

- « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
Elle le regarde.
- Oui, c’est ça. C’est à peu près la question que je me posais tous les matins au réveil.
Un mince filet de lumière a trouvé le chemin de son visage et éclaire le début d’un sourire.
- Mais n’êtes-vous pas censé interpréter les rêves ? Et s’il n’y en a pas ?
Il répond à son sourire.
- La psychanalyse va au-delà de l’interprétation des rêves. Ils peuvent être utiles, mais le but reste avant tout d’analyser et comprendre vos ressentis.
Elle s’allonge. Malgré la pénombre, on devine qu’elle a le regard perdu dans le vide.
- C’est vrai. Disons que c’est plus facile quand les rêves parlent pour vous.
Il remonte ses lunettes sur son nez. Répond d’une voix douce.
- Vous devrez parler, extérioriser en tout cas. Le travail, c’est avant tout vous qui le faites.
- Je comprends, simplement j’ai peur.
- De quoi avez-vous peur ?
Elle baisse la tête. Regarde son ventre.
- Peur de dire des choses horribles.
- Qu’est-ce que c’est selon vous, quelque chose d’horrible ?
Elle relève la tête, le regard perçant.
- Des choses dont on ne peut pas parler, justement. Des choses inavouables.
Il remonte à nouveau ses lunettes. Visiblement, c’est sa manière à lui d’exorciser son agacement.
- Vous êtes au bon endroit. Cet espace, personne ne vous y juge, et je suis tenu au secret professionnel. Nos conversations resteront entre ces quatre murs.
Elle a l’air sceptique.
- Ecoutez, je sais que si votre mari ne vous y avait pas poussée, vous ne seriez pas là. Ce n’est pas facile de commencer une thérapie quand cela ne se fait pas de la pleine initiative du patient. Ce n’est pas dans mes habitudes non plus.
Il la regarde. Elle reste silencieuse. Elle sait très bien faire parler les gens sans vraiment se livrer elle-même. Dès le début, il a senti qu’avec elle, ce serait le jeu du chat et de la souris. Il reprend.
- Mais cette thérapie, c’est vous qui la faites. Je ne dois rien à votre mari, soyez-en certaine. Ce qui se passe ici reste entre vous et moi.
Elle rit nerveusement. Remue dans le sofa.
- Reprenons notre conversation. Pourquoi cela vous inquiétait-t-il, de ne pas vous souvenir de vos rêves ?
Elle tord un peu ses mains. En général, elle évite de trop en dire, mais il faut bien jouer le jeu et lui donner de la matière. Elle se lance.
- Je m’en souvenais, mais ce n’était pas des rêves. C’était le noir, comme si j’avais les yeux fermés et que je n’arrivais pas à les ouvrir. Pas dans la vraie vie, dans mes rêves je veux dire. Je me disais, peut-être que j’ai les yeux déjà ouverts, que je suis dans le noir ? L’obscurité totale ? Je n’étais même pas dans mon corps, c’est comme si... comme si j’étais mon âme, diffuse.
Elle le regarde. Il se tait. Elle a compris qu’il en attend un peu plus.
- Et ça, ce moment-là, j’avais la sensation au réveil que ça avait duré des heures. Des heures à attendre que ça cesse et qu’enfin je me réveille.
Elle s’arrête un temps.
- Comme un trou noir, en quelque sorte.
- Un trou noir ?
- Comme si ma toute ma matière avait disparu. Il ne reste plus rien, juste la sensation de ma présence, quelque part.
Elle relève un peu son t-shirt et passe les mains sur son ventre.
- Et puis, bon, après je me réveillais. Fin du cauchemar.
Il la regarde un moment. Elle lui sourit. C’est à lui de parler maintenant, de relancer la conversation, de trouver la prochaine faille.
- Si j’ai bien compris, depuis ce terrible incident, la normalité a repris dans vos rêves.
Elle hoche la tête, l’air docile. Elle sait bien où il veut en venir. Elle sait que c’est la raison pour laquelle elle est là. Elle a pourtant pleuré au début. Elle a vraiment essayé de faire semblant d’être triste. Mais son mari n’y a pas cru. « Insensible », c’est l’adjectif qu’il a lâché, un soir, au cours d’une des nombreuses disputes qui ont eu lieu depuis ce qui s’est passé. « Non, je ne le pense pas, pardon, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire », mais il l’a dit quand même, et il le pense. Ça se comprend. Elle-même n’aurait pas cru à son piètre jeu de comédienne.
- C’est terrible à dire, mais à ce moment-là, j’ai repris le contrôle.
Elle baisse les yeux.
- Je sais, ce n’est pas normal.
Elle relève un regard à la fois craintif et interrogateur. Il vient à la rescousse.
- Il n’y a pas de honte à avoir mal vécu la grossesse et ressentir la fausse couche comme une libération. Pour beaucoup de femmes, c’est le symptôme d’un mal-être, l’évacuation d’un traumatisme.
Elle sent une vague de soulagement passer sur ses épaules. Elle attendait le bon signe. Celui qui montre qu’elle peut en dire un peu plus.
- Ce n’est pas seulement le contrôle de mes rêves que j’ai repris. Ma vie, mon corps.
Elle fronce les sourcils.
- J’étais devenue mon ventre, vous comprenez ?
Cette protubérance qu’elle regardait avec anxiété chaque matin, chaque soir, dans la glace. Son reflet tordu dans les vitrines des magasins. Sa peau tendue dans le regard horriblement bienveillant des amis, de la famille.
Elle caresse doucement son ventre.
- Parfois, j’avais l’impression que c’est lui qui me les volais.
Il la regarde, dérouté.
- Voler quoi ?
- Mes rêves. Il les faisait à ma place.
Il se racle la gorge. C’est le moment d’aborder la partie sensible.
- Vous m’avez dit plus tôt que vous aviez peur de dire des choses horribles. Je sens que nous ne sommes pas allés au bout de cette question. Sachez en tous cas que c’est normal d’avoir des pensées très négatives lors de ce genre de période de la vie.
Il lui a tendu la perche. Elle va la prendre bien sûr. Elle se tord les mains, hésite.
- Évidemment, j’ai eu des pensées négatives...
Elle détourne le regard.
- Cette disparition, je l’ai désirée.
Ses mains tremblent. Elle relève un regard implorant, le plus implorant qu’elle puisse.
- C’est horrible, je sais.
Mais ça la bouffait de l’intérieur. Avec le recul, elle se rend compte que ça n’aurait pas pu finir autrement.
- Si je disais ça à mon mari, ou à ma mère...
Elle secoue la tête.
- Avec le temps, peut-être pourraient-ils comprendre votre ressenti.
Elle le regarde d’un air effaré. Puis explose de rire.
- Mais enfin, vous parlez sérieusement ?
Il a l’air surpris d’entendre l’éclat de rire succéder aussi rapidement à l’accès de tristesse. Elle se reprend, élude le sujet et le regarde d’un air de gratitude.
- En tout cas, je ne pensais pas me trouver assez en confiance pour vous dire tout ça.
Cette parole fait l’effet d’un gong. La séance se termine, il réalise qu’il est trop tard pour tirer un nouveau fil.
- On va s’arrêter ici pour aujourd’hui. Et vous laisser le temps de digérer tout cela avant la prochaine session.
Elle lui offre son plus grand sourire, comme elle sait faire. Elle se relève et commence à enfiler son manteau.
- Merci à vous ! Mais j’ai l’impression qu’on a un peu fait le tour, non ? Pourriez-vous expliquer à mon mari pourquoi je ne suis pas triste ? Vous avez l’air de comprendre, vous.
Quelle naïveté, ces patients qui pensent qu’on en a fini d’une analyse dès lors qu’on a gratté à la surface du problème, sans vraiment l’avoir compris, ni même identifié d’ailleurs.
- Ne pensez pas à votre mari, pensez à vous. C’est pour vous que vous faites ce travail d’analyse.
Elle hoche la tête avec conviction, saisit son sac et lui serre la main avec énergie.
- Oh, mais finalement, je n’en ai pas besoin, je me sens bien ! Vous l’avez bien dit, il n’y a rien d’anormal à mal vivre sa grossesse. Dans ce cas, mieux vaut s’en débarrasser. Et après, si on veut vraiment en parler, il y a les psychanalystes. Et surtout, leur secret professionnel, salutaire ! Celui-là, vous ne pourriez pas vous en débarrasser aussi facilement.
Il la regarde, interdit. Un frisson court le long de son échine.
- D’ailleurs, ne pensez-vous pas que ce devrait être à mon mari de consulter, plutôt ? Après tout, c’est lui qui est triste dans toute cette histoire.
Elle le gratifie d’un dernier sourire avant de se diriger vers la porte.