La lettre de Yen Mis

Né le 04 Novembre 1997 à NKAYI en République du Congo et résidant actuellement à Paris, Duval Moukoueri est un écrivain de nationalité Congolaise. Lauréat du concours d’art oratoire ... [+]

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.
En rentrant du travail le soir, Daouda trouva une lettre au pied de sa porte :
C'était sa femme qui lui écrivait.
Elle était partie depuis une semaine suivre une formation spécialisée dans un hôpital de la capitale.
Daouda fut très heureux de constater qu'il lui manquait déjà autant.
Il avait pourtant plusieurs fois tenté de la rassurer, en lui rappelant que cela ne durerait qu'un mois et demi, mais Yen Mis était manifestement une femme comblée et très amoureuse. Cependant, il y avait une autre raison qui rendait Daouda aussi heureux de voir cette lettre. La raison, c'est que durant tout le trajet depuis son lieu de travail jusqu'à la maison, il avait senti comme un malaise.
Quelque chose l'inquiétait, mais il ne savait pas vraiment quoi. Il avait eu un mauvais pressentiment, comme si un événement terrible allait se produire. Il s'était senti suivi, mais il ne pouvait s'expliquer par qui, ni par quoi.
A des moments, il avait eu l'impression que quelqu'un était assis près de lui dans la voiture, alors qu'il était bien seul. Il avait même cru sentir une main le toucher derrière la nuque, mais il s'était retourné en sursaut et n'avait aperçu personne. Il faillit même avoir un terrible accident pour avoir quitté la route des yeux.
Quelque chose ne tournait pas rond, mais quoi?
D'ailleurs cela faisait plusieurs jours que ça durait.
Pour être exact, cette sensation horrible avait commencé le jour même où sa femme était partie.
Et Daouda venait de s'en rendre compte.
Mais avec cette lettre entre les mains qui le soulagea, il finit par se dire qu'elle avait certainement dû lui manquer aussi. "C'est son absence qui me fait tant souffrir également", conclut-il.Alors, Daouda ouvrit la porte d'entrée pour aller lire calmement son courrier à l'intérieur.
Mais il n'eut pas le temps de la fermer.
Aussi violemment qu'un ouragan, quelqu'un le poussa à l'intérieur, et Daouda tomba à genoux, les mains sur le sol. Il se retourna pour voir qui c'était, mais il ne vit personne.
Et la porte se referma toute seule, dans un assourdissant bruit qui manqua de lui déchirer les tympans.
Saisi de frayeur, Daouda oublia sur place ses documents de travail qui s'étaient répandus sur le carrelage, et alla s'effondrer sur son canapé. Il regarda autour de lui pour être sûr que personne n'était entré dans sa maison. Ouf! Il était bel et bien seul. Mais au final, c'était peut-être ça le problème.Il régnait un silence de cathédrale.
Même son couple de voisins qui d'ordinaire se chamaillaient tous les soirs, semblaient avoir fait une pause cette nuit-là. Il ne se faisait pas tard pourtant. Mais lorsque Daouda regarda sa montre, il découvrit qu'il était déjà 20h26.
Bizarre, puisqu'il terminait le travail à 19h, et qu'il ne lui fallait qu'une demi heure pour regagner son domicile.
Comment pouvait-il avoir autant de retard? Il ne s'était pas arrêté et il n'y avait pas eu d'embouteillages.
Ce n'était pas logique.
Qu'est-ce que cela voulait dire?
Alors il regarda la pendule accrochée au mur du salon.
Elle affichait 21h26. Déconcerté, il fila dans la cuisine regarder le résultat de l'autre pendule.
Un filet de sueur lui parcourut la colonne vertébrale quand il aperçut l'heure affichée: il était 22h26!...
Daouda se souvint alors que sa femme avait oublié sa montre d'argent sur l'étagère de la buanderie.
Et quand il alla y jeter un œil, son sang s'arrêta de circuler :
elle affichait 23h26!
Le jeune homme respirait à peine.
Son souffle était comme celui d'un coureur après un sprint olympique.
Sa tête bourdonnait et son cœur grondait comme le tonnerre. Il ne restait plus qu'à aller voir la montre de réveil, au chevet de leur lit conjugal.
Et Daouda s'écroula sur son derrière quand le réveil lui indiqua qu'il était 00h26. "C'est certainement une panne générale", se dit-il, pour se cacher sa peur à lui-même. "Je n'ai pas d'explication à ce phénomène, mais il y en a sûrement une. Il ne peut pas en être autrement!" Il retourna à son canapé, et se mit à déchirer l'enveloppe afin de lire enfin sa lettre. Il ne servait à rien de s'occuper de cette maison devenue folle. Il devait être entrain d'halluciner.
La fatigue du boulot sans doute. Les mots de sa bien-aimée allaient sûrement lui redonner des forces et de la lucidité. Daouda se mit donc à lire.
Mais il n'aurait peut-être pas dû.
"Mon cher mari, j'ai préféré t'écrire de loin parce qu'il n'était pas facile de te dire en face, ce que j'ai à t'annoncer.
Je n'ai pas non plus voulu communiquer par téléphone parce que cela aurait été tout aussi difficile. Alors, prends le temps de bien me lire, car je ne t'écrirai plus jamais.Mon bien-aimé, j'aimerais que tu saches que notre fils de trois ans n'a pas été attaqué par des chiens sauvages en sortant de l'école.
C'est moi qui l'ai tué ce jour-là, car j'avais envie de le manger avec toi.
En effet, tu dois savoir que la côte de porc que tu as dégustée avec appétit il y a un mois n'en était pas une.
C'étaient les derniers morceaux que j'avais fait congeler chez nos voisins d'en face, car notre réfrigérateur manquait de place.
J'ai aussi assassiné les vingt-trois maris que j'ai eus avant toi. Le dernier était un beau jeune homme à la barbe rousse et au sourire ravageur.
Tu trouveras d'ailleurs son cadavre sous le lit dans notre chambre.
Je l'ai déposé là ce matin. Mais je te préviens: il n'en reste pas grand chose. Il n'est plus qu'un squelette dont les os ont déjà acquis la noirceur de la cire.Ah oui, je voulais te dire une dernière chose : je suis morte il y a soixante-dix ans.
Le jour de notre mariage, j'avais déjà été enterrée depuis longtemps.
Je t'ai laissé une photo en noir et blanc de mon cercueil dans le tiroir de gauche, près de la lampe de nuit.
Tu m'excuserais mon bébé, car à l'époque, nous n'avions pas encore la photographie en couleur. Je sais comment tu te sens à présent.
Mais n'aies pas peur, mon doux chéri, et inutile d'essayer de t'enfuir. Les portes ne s'ouvriront pas. Et même si tu essaies de crier, ta voix ne passera pas les murs.
D'ailleurs tes cordes vocales sont entrain de se nouer en ce moment comme de la colle, et tu ne pourras plus émettre le moindre son. Je te demande juste d'attendre sagement que je revienne...
Ce soir, quand il sera 1h26" Daouda n'eut pas le temps de finir sa lecture. Une soudaine coupure de courant l'en empêcha et mourra sur le champ.