Hermia regarda la foule qui se pressait sur la place malgré le froid, sans s'attarder sur aucun visage. Encore une poignée de minutes, le temps pour son bourreau d'égrener les accusations... [+]
Il était à peine 17 heures et le brouillard avait déjà envahi la ville. Quand l'inspectrice Helen Schiller entra dans les lieux, transie et les mâchoires serrées, James Acroyd, son adjoint, plaignit le directeur de la galerie et son assistante. L'interrogatoire serait âpre et sans concession. D'ailleurs, Schiller ne leur serra même pas la main et ne s'enquit pas d'un endroit où chacun aurait pu s'assoir. Acroyd enclencha l'enregistreur de son portable en veillant à ne pas se trouver dans le champ de vision de sa cheffe.
— Combien ? demanda celle-ci.
Le directeur, Ed Vaughan se tourna vers sa collaboratrice. Cette dernière baissa les yeux.
—Trois, je crois.
— Comment ça vous croyez ? aboya Schiller. Qui assure l'accueil de la galerie ?
— C'est moi, répondit la femme dans un souffle.
— Ce n'est pas la Tate, enfin, il ne doit pas y avoir foule en permanence ici et votre bureau est juste à côté de la seule porte d'entrée. Vous tenez bien un registre des visiteurs, non ?
— Oui oui, bégaya l'autre, mais je note les entrants. Pas les sortants.
— Dans une galerie ? Vous vous souciez peu des œuvres qu'on vous confie, poursuivit l'inspectrice se tournant vers le directeur.
— Nos trois salles d'exposition sont équipées de caméras et je vois mal quelqu'un s'esquiver avec des toiles de ces dimensions planquées sous un manteau, s'agaça le directeur, visiblement vexé de se voir taxé de désinvolture en matière de sécurité. Les seules autres pièces sont les sanitaires. Mon bureau est au-dessus, au premier étage de l'immeuble ; on y accède par la porte cochère à côté.
Helen Schiller savait tout cela, renseignée par son adjoint.
— Alors, reprit-elle en braquant son regard inquisiteur sur l'assistante, vous avez dit trois disparitions. Expliquez-vous !
— Hier, j'ai remarqué une jeune femme. J'avais noté qu'elle portait un chapeau en feutre vert clair. C'est à l'heure de la fermeture que j'ai pensé que je ne l'avais pas vue ressortir. Ça m'a étonné. Et puis je me suis souvenue que la veille, je n'avais pas vu repartir un homme. Chez lui, c'étaient ses yeux qui m'avaient frappée. Et la semaine dernière, le samedi, une femme, avec les yeux rougis, avait fait l'ouverture. Mais je crois que je ne l'ai plus vue non plus.
— Ça veut dire que toute personne ne portant pas un chapeau de couleur vive, n'ayant pas des yeux qui vous attirent ou qui touchent votre compassion pourrait aussi avoir disparue sans que vous ne vous doutiez de quoi que ce soit, enchaîna l'inspectrice ? Mais vous faites quoi de votre journée, ou plutôt des après-midis que vous passez là, vous rêvez, vous dormez ? Vous regardez des films en streaming ?
— Nooon ! s'écria l'assistante. Mais les gens rentrent plus pour se réchauffer quelques minutes que par réel intérêt, et moi, j'ai repris des cours récemment, continua-t-elle en tournant la tête pour fuir le regard de son patron.
— La galerie est bien évidemment fermée jusqu'à nouvel ordre, lança Schiller repartant déjà vers la porte de sortie. Et je vous attends demain à la première heure à mon bureau pour votre déposition officielle.
Acroyd dut courir pour rattraper sa cheffe, déjà installée dans son véhicule de service.
— L'agent Swanson s'occupe des registres et des scellés, dit-il en claquant sa portière.
— Combien de disparitions suspectes a-t-on reçues ?
— Six.
— Combien méritent d'être étudiées ?
— Au moins cinq. Seulement sur le district
— Vois avec les collègues de l'ensemble de la ville. T'en penses quoi ?
— Il peut aussi n'y avoir aucun rapport entre ces disparitions et cette galerie. L'assistante, Hannah Clary, à l'air un peu à l'ouest, non ? Surmenée ! Elle a pu extrapoler.
— Je ne sais pas. Je me souviens d'une histoire, il y a quelques années, un fait divers un peu semblable, de disparitions autour d'une exposition. On regarde ça demain, ok ? dit-elle en se garant devant le porche de l'immeuble de son adjoint. Bonne nuit !
— Bonne nuit à toi aussi ! T'en as vraiment besoin là !
Sitôt arrivée chez elle, Helen Schiller se servit un café brûlant, un whisky bien tassé et apporta les deux sur son bureau. Elle alluma son ordinateur, tapa quelques mots clés. Rapidement, deux articles de presse et un rapport de police s'affichèrent sur son écran. L'affaire datait de quinze ans. Une exposition du même peintre. Il n'était question que de deux disparitions. L'étude des victimes présumées n'avait rien donné. Aucun point commun. Sauf celui de vivre seul au moment où elles avaient disparu. Helen fit quelques recherches supplémentaires qui confirmèrent qu'elles n'avaient plus donné aucun signe de vie depuis.
Elle tapa ensuite le nom du peintre : peu connu visiblement, aucune page Facebook, peu de presse. Un article lors du vernissage de l'exposition quinze ans plus tôt et un second, datant de six ans auparavant, en Amérique du Sud. Au Brésil, en fait. Ne parlant pas portugais, elle cogita un peu, regarda sa montre et estima que l'heure était tardive mais non indue. Elle envoya le lien à une vieille copine de lycée qu'elle appela dans la foulée. Être membre de la police permettait d'accéder à de petits privilèges non dénués d'intérêt.
Deux heures et une promesse de diner plus tard, Helen Schiller prenait connaissance de ce qui ne pouvait plus être une coïncidence : plusieurs disparitions avaient également eu lieu lors de cette exposition-là.
Après quatre heures de sommeil et avant même de prendre sa douche, Helen appela son adjoint.
— Pas avant six heures cheffe !
— Le temps de te laver et de boire ton premier café, il sera six heures. J'ai du nouveau, tu trouves l'adresse d'Edward Gilmore, j'étais trop crevée hier soir, tu prends deux gars avec toi et tu me ramène le mec au poste. Ensuite, tu vas à la galerie et tu me prends chacune des toiles en photos en haute définition.
Elle raccrocha, prit un café, une douche et fila au poste. Peu après neuf heures, c'est un sexagénaire élégant que l'inspectrice vit arriver au poste. Acroyd lui fit signe qu'il n'avait opposé aucune résistance.
— Edward Gilmore ?
— Parfaitement.
— Savez-vous pourquoi vous êtes là ?
— Non ! Mais si je peux aider la police en quoi que ce soit, je me dois de le faire.
— Vous êtes peintre me semble-t-il. En vivez-vous ?
— J'ai eu la chance d'avoir quelques biens qui m'ont permis de m'adonner à l'art et il arrive que des amateurs daignent acquérir mes toiles.
— Pourtant vous exposez assez rarement. Trois expositions en quinze ans...
— J'ai présenté mes œuvres en de nombreux lieux en ce monde, sans avoir toujours l'honneur de la presse, sans qu'il m'en coûte, croyez-moi, ou sans que l'écho ne parvienne jusqu'ici.
— Précisez.
— Je compte en Egypte, en Hongrie, à Cuba quelques correspondants qui m'ont fait l'honneur de m'inviter. Et puis, voyez-vous, je vis mon art en amateur, je peins assez peu. Il faut que l'inspiration soit là. L'envie aussi.
Schiller rongeait son frein. L'air mielleux de son interlocuteur l'insupportait.
— Comment expliquez-vous qu'à chacune de vos expositions aient lieu des disparitions ?
— Voyons, de quoi parlez-vous ? Je ne suis qu'un modeste artiste. De quoi m'accuse-t-on ?
Schilller posa les trois articles qu'elle avait imprimés devant Gilmore.
— Vous comprenez mieux ainsi ?
— Mais je ne suis pas présent durant l'exposition de mes œuvres. Comment diable ferais-je pour organiser ces étranges et prétendues disparitions ?
C'est alors que son adjoint débarqua dans le bureau et lui tendit les photographies imprimées en A4. Elle y jeta un œil, doublement inquiète si son intuition se révélait exacte. Celle-ci l'était ! Entre le catalogue de l'exposition actuelle et les clichés réalisés par son adjoint ce matin-là, d'infimes différences apparaissaient. De nouveaux personnages apparaissaient. Comme une jeune fille avec un chapeau en feutre vert clair ou une femme avec les yeux rougis. Tous avaient franchi la porte, la porte, sujet principal de chaque toile.
— Ils rêvaient de ce qu'il y avait derrière la porte que j'avais peinte, je ne pouvais pas leur refuser, admit le sexagénaire.
— Combien ? demanda celle-ci.
Le directeur, Ed Vaughan se tourna vers sa collaboratrice. Cette dernière baissa les yeux.
—Trois, je crois.
— Comment ça vous croyez ? aboya Schiller. Qui assure l'accueil de la galerie ?
— C'est moi, répondit la femme dans un souffle.
— Ce n'est pas la Tate, enfin, il ne doit pas y avoir foule en permanence ici et votre bureau est juste à côté de la seule porte d'entrée. Vous tenez bien un registre des visiteurs, non ?
— Oui oui, bégaya l'autre, mais je note les entrants. Pas les sortants.
— Dans une galerie ? Vous vous souciez peu des œuvres qu'on vous confie, poursuivit l'inspectrice se tournant vers le directeur.
— Nos trois salles d'exposition sont équipées de caméras et je vois mal quelqu'un s'esquiver avec des toiles de ces dimensions planquées sous un manteau, s'agaça le directeur, visiblement vexé de se voir taxé de désinvolture en matière de sécurité. Les seules autres pièces sont les sanitaires. Mon bureau est au-dessus, au premier étage de l'immeuble ; on y accède par la porte cochère à côté.
Helen Schiller savait tout cela, renseignée par son adjoint.
— Alors, reprit-elle en braquant son regard inquisiteur sur l'assistante, vous avez dit trois disparitions. Expliquez-vous !
— Hier, j'ai remarqué une jeune femme. J'avais noté qu'elle portait un chapeau en feutre vert clair. C'est à l'heure de la fermeture que j'ai pensé que je ne l'avais pas vue ressortir. Ça m'a étonné. Et puis je me suis souvenue que la veille, je n'avais pas vu repartir un homme. Chez lui, c'étaient ses yeux qui m'avaient frappée. Et la semaine dernière, le samedi, une femme, avec les yeux rougis, avait fait l'ouverture. Mais je crois que je ne l'ai plus vue non plus.
— Ça veut dire que toute personne ne portant pas un chapeau de couleur vive, n'ayant pas des yeux qui vous attirent ou qui touchent votre compassion pourrait aussi avoir disparue sans que vous ne vous doutiez de quoi que ce soit, enchaîna l'inspectrice ? Mais vous faites quoi de votre journée, ou plutôt des après-midis que vous passez là, vous rêvez, vous dormez ? Vous regardez des films en streaming ?
— Nooon ! s'écria l'assistante. Mais les gens rentrent plus pour se réchauffer quelques minutes que par réel intérêt, et moi, j'ai repris des cours récemment, continua-t-elle en tournant la tête pour fuir le regard de son patron.
— La galerie est bien évidemment fermée jusqu'à nouvel ordre, lança Schiller repartant déjà vers la porte de sortie. Et je vous attends demain à la première heure à mon bureau pour votre déposition officielle.
Acroyd dut courir pour rattraper sa cheffe, déjà installée dans son véhicule de service.
— L'agent Swanson s'occupe des registres et des scellés, dit-il en claquant sa portière.
— Combien de disparitions suspectes a-t-on reçues ?
— Six.
— Combien méritent d'être étudiées ?
— Au moins cinq. Seulement sur le district
— Vois avec les collègues de l'ensemble de la ville. T'en penses quoi ?
— Il peut aussi n'y avoir aucun rapport entre ces disparitions et cette galerie. L'assistante, Hannah Clary, à l'air un peu à l'ouest, non ? Surmenée ! Elle a pu extrapoler.
— Je ne sais pas. Je me souviens d'une histoire, il y a quelques années, un fait divers un peu semblable, de disparitions autour d'une exposition. On regarde ça demain, ok ? dit-elle en se garant devant le porche de l'immeuble de son adjoint. Bonne nuit !
— Bonne nuit à toi aussi ! T'en as vraiment besoin là !
Sitôt arrivée chez elle, Helen Schiller se servit un café brûlant, un whisky bien tassé et apporta les deux sur son bureau. Elle alluma son ordinateur, tapa quelques mots clés. Rapidement, deux articles de presse et un rapport de police s'affichèrent sur son écran. L'affaire datait de quinze ans. Une exposition du même peintre. Il n'était question que de deux disparitions. L'étude des victimes présumées n'avait rien donné. Aucun point commun. Sauf celui de vivre seul au moment où elles avaient disparu. Helen fit quelques recherches supplémentaires qui confirmèrent qu'elles n'avaient plus donné aucun signe de vie depuis.
Elle tapa ensuite le nom du peintre : peu connu visiblement, aucune page Facebook, peu de presse. Un article lors du vernissage de l'exposition quinze ans plus tôt et un second, datant de six ans auparavant, en Amérique du Sud. Au Brésil, en fait. Ne parlant pas portugais, elle cogita un peu, regarda sa montre et estima que l'heure était tardive mais non indue. Elle envoya le lien à une vieille copine de lycée qu'elle appela dans la foulée. Être membre de la police permettait d'accéder à de petits privilèges non dénués d'intérêt.
Deux heures et une promesse de diner plus tard, Helen Schiller prenait connaissance de ce qui ne pouvait plus être une coïncidence : plusieurs disparitions avaient également eu lieu lors de cette exposition-là.
Après quatre heures de sommeil et avant même de prendre sa douche, Helen appela son adjoint.
— Pas avant six heures cheffe !
— Le temps de te laver et de boire ton premier café, il sera six heures. J'ai du nouveau, tu trouves l'adresse d'Edward Gilmore, j'étais trop crevée hier soir, tu prends deux gars avec toi et tu me ramène le mec au poste. Ensuite, tu vas à la galerie et tu me prends chacune des toiles en photos en haute définition.
Elle raccrocha, prit un café, une douche et fila au poste. Peu après neuf heures, c'est un sexagénaire élégant que l'inspectrice vit arriver au poste. Acroyd lui fit signe qu'il n'avait opposé aucune résistance.
— Edward Gilmore ?
— Parfaitement.
— Savez-vous pourquoi vous êtes là ?
— Non ! Mais si je peux aider la police en quoi que ce soit, je me dois de le faire.
— Vous êtes peintre me semble-t-il. En vivez-vous ?
— J'ai eu la chance d'avoir quelques biens qui m'ont permis de m'adonner à l'art et il arrive que des amateurs daignent acquérir mes toiles.
— Pourtant vous exposez assez rarement. Trois expositions en quinze ans...
— J'ai présenté mes œuvres en de nombreux lieux en ce monde, sans avoir toujours l'honneur de la presse, sans qu'il m'en coûte, croyez-moi, ou sans que l'écho ne parvienne jusqu'ici.
— Précisez.
— Je compte en Egypte, en Hongrie, à Cuba quelques correspondants qui m'ont fait l'honneur de m'inviter. Et puis, voyez-vous, je vis mon art en amateur, je peins assez peu. Il faut que l'inspiration soit là. L'envie aussi.
Schiller rongeait son frein. L'air mielleux de son interlocuteur l'insupportait.
— Comment expliquez-vous qu'à chacune de vos expositions aient lieu des disparitions ?
— Voyons, de quoi parlez-vous ? Je ne suis qu'un modeste artiste. De quoi m'accuse-t-on ?
Schilller posa les trois articles qu'elle avait imprimés devant Gilmore.
— Vous comprenez mieux ainsi ?
— Mais je ne suis pas présent durant l'exposition de mes œuvres. Comment diable ferais-je pour organiser ces étranges et prétendues disparitions ?
C'est alors que son adjoint débarqua dans le bureau et lui tendit les photographies imprimées en A4. Elle y jeta un œil, doublement inquiète si son intuition se révélait exacte. Celle-ci l'était ! Entre le catalogue de l'exposition actuelle et les clichés réalisés par son adjoint ce matin-là, d'infimes différences apparaissaient. De nouveaux personnages apparaissaient. Comme une jeune fille avec un chapeau en feutre vert clair ou une femme avec les yeux rougis. Tous avaient franchi la porte, la porte, sujet principal de chaque toile.
— Ils rêvaient de ce qu'il y avait derrière la porte que j'avais peinte, je ne pouvais pas leur refuser, admit le sexagénaire.
BON POLAR, LAURENCE !