La fine mouche des Chambarans.

Voui, voui, je suis bien née de la dernière pluie et des chauds rayons du soleil réunis. Débarquer en ce monde merveilleux un soir de Juillet et en plus sur la côte...quel pied ! Bien entendu, rien à voir avec la charmante capitale de la Bièvre ! Oh non ! La mienne était de porc, mal rongée et hospitalière à souhait. Juste avant ma métamorphose, je partageais mon berceau nourricier avec une vingtaine de frères et sœurs hyperactifs qui gigotaient continuellement tels des asticots tourmentés. Vingt-trois heures étaient passés depuis peu, et, dans le lointain, les feux de la fête nationale annonçaient notre naissance avec fracas. A l’abri sous les fanes desséchées de patates primeurs, nous étions là, toutes bleues, bruissantes et prêtes à voler de nos propres ailes. L’instant d’après, la cache historique de Bobby le griffon amnésique libéra coup sur coup trois escadrilles d’enragées. Celles-ci, en formations serrées furent aussitôt aspirées par la lumière crue du lampadaire public. Restée seule sur la courbure de l’os blanchi, éternelle indécise, j’hésitais à prendre mon envol. Finalement, je ne quitterai le gite familial que le lendemain matin. Depuis, je n’ai pas assez de mes yeux globuleux pour découvrir tout ce qui grouille autour de moi. De l’aube au crépuscule je ne fais que virevolter, voltiger, agacer et surtout piquer l’arrière-train rebondi des vaches aux queues qui fouettent. Aujourd’hui dimanche, en ce début d’après-midi, une chaleur accablante anesthésie et rend amorphe hommes et bêtes. Agrippée aux aspérités du crépi chaulé couvrant le pisé du corps de ferme, je somnole en essayant de digérer ma bouse de midi qui ne devait pas être très fraîche. Soudain, les lanières multicolores sensées obstruer la porte d’entrée grande ouverte se mettent à tournoyer sous le souffle éphémère d’une brise légère. Opportuniste, j’en profite pour m’engouffrer dans la grande cuisine sombre, silencieuse où flotte encore l’odeur tenace des frites du midi. Après un vol de reconnaissance au ras du plafond, je me positionne enfin sur l’abat-jour d’une lampe criblée de chiures déposées volontairement par quelques drosophiles sagouins. Punaisé à une grosse solive noirâtre, un ruban gluant, surpeuplé comme un cimetière suspendu me laisse perplexe. L’homme qui se fait appeler Gustave est allongé de tout son long sur un vieux canapé recouvert d’un drap jauni par l’usage. Le Dauphiné du jour déplié sur la face cramoisie du dormeur, frémit à chaque ronflement plaintif de celui-ci. La Simone, qui doit être sa femme, ses bésicles pincés sur le bout du nez, tire la langue avec application, subjuguée par l’ouvrage qu’elle ose enfin entreprendre. Elle tient fermement l’extrémité d’un long et fin pinceau au creux de sa main calleuse, déformée par une arthrose précoce. C’est vrai que le poireau dit « Monstrueux de Carentan » reproduit sur vélin blanc ressemble comme deux gouttes d’eau à celui qui git devant elle, sur la toile cirée. Confortée dans son art, elle aime tout particulièrement cette parenthèse dans l’espace, dans le temps, dans sa vie. Ses doigts usés de paysanne ne sont donc pas que de vulgaires... écrase-pis ! Sur cette constatation toute philosophique, je décide de reprendre mon exploration. J’abandonne mon repaire et toujours aussi bruyante, je me précipite dans le vide. Après quelques zigzags loufoques, deux ou trois loopings insensés, je termine mon exhibition par un piqué d’anthologie que je négocie de justesse pour prendre, calmée, un large virage en vol plané. Près de la fenêtre, affalée au fond de son fauteuil à bascule, une mémé proche de la péremption, un filet de bave à la commissure des lèvres assiste hilare à tous mes exploits. Elle vient de retrouver ses yeux d’enfant et pointant son index dans ma direction, exprime sa satisfaction en hoquetant un flot ininterrompu de : Oh, oh, la belle mou! Oh, oh, la belle mou... mou ! Mais personne ne fait cas de son excès d’exubérance. Pas même le gamin au regard vicieux qui se cure le nez avec volupté et catapulte sa récolte transformée en boulettes sur la chatte qui sommeille. Discrète, je me pose en douceur sur la nappe couverte de miettes. Le morveux, avachi devant son cahier d’écolier aux pages cornées me dévisage avec ses yeux de jeune bovin curieux. Un sourire malsain s’étale à présent sur sa bouille envahie de papules turgescentes. De sa main droite douteuse, il avance vers moi un reste de tarte aux pruneaux. Agréablement surprise, je suis prête à réviser mon jugement. Troublée, je me décide enfin à escalader la montagne de plaisir. Grisée par le parfum enivrant des fruits, je me laisse choir dans un nappage onctueux. Pour moi, c’est le nirvana ! Ma trompe exacerbée pompe, et pompe, et pompe jusqu’à la déraison. J’ai les mirettes vitreuses et mes gambettes flageolent. Mon généreux donateur exulte ! Soudain, je chancelle et tombe à la renverse du haut de mon promontoire. J’agite mes petites pattes velues avec frénésie. J’ai des hauts le cœur sporadiques : serais-je diabétique ? Alors, machiavélique, le galapiat en culotte courte lève dessus sa tête ébouriffée une tapette large comme la main de son père. Je n’ai pas le temps de faire une petite prière et résignée, je m’attends au pire. Soudain, une déflagration monstrueuse suivie d’un déplacement d’air colossal s’abat à mes côtés et me projette dans les airs. Sans vraiment le vouloir, me voici à présent cramponnée aux poils roux du miron qui dérangé constamment dans sa sieste préfère quitter les lieux pour rejoindre l’ombrage du tilleul centenaire. Encore frémissante, je savoure ma chance inouïe d’être en vie. Blottie au creux moussu du batardeau de la source, je profite des derniers rayons du soleil. Je suis bien, et demain sera un autre jour...