La Divine Comédie du démiurge

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Car qui vient de taillader rageusement la toile du monde, comme un peintre avant-gardiste pris de delirium tremens, n’a plus l’étalon des évidences pour sa lumière personnelle. Dans un certain sens, un tel assassin n’a plus de mains, ni d’yeux : il devient fantôme, spectre vaporeux dans un monde en gestation, dans un purgatoire non-figuratif. Ainsi en est-il de moi à cette heure liquide s’écoulant hors des pendules.
Pourtant, rien ou presque ne présageait un pareil saut dans le vide démiurgique de l’informe. Ce matin encore, j’ai commencé ma criminelle et prophétique journée en savourant le spectacle plastique du monde depuis ma fenêtre, m’amusant à auréoler d’un nom prestigieux tiré des plus illustres pinacothèques les ondulations vertes et les vastes étendues boisées qui s’épandaient depuis ma fenêtre. A diverses heures de la journée, j’avais la stricte habitude d’observer les multiples modulations de la lumière sur le vert tantôt émeraude, tantôt pastel, tantôt foncé, au gré de la bile capricieuse des rais solaires et de mes dispositions d’observation. Puis, une fois ces heures canoniales observées avec le plus dévot des scrupules, je m’en allais craintivement, ivre de lumière et d’appréhension, en quête des dernières informations de la journée. Et je restais pétrifié et tremblant devant ces hécatombes grises et bétonnées, devant la lourdeur esthétique et picturale avec laquelle ces nouvelles d’outre-tombe venaient. Si seulement les actualités pouvaient bénéficier d’un traitement esthétique singulier de manière à capturer la placidité crépusculaire d’un rayon de soleil agonisant sur une feuille... Le monde devait mourir et renaître picturalement. Ainsi, tout s’esthétiserait. Même le meurtre se parerait d’un voile plus chatoyant...
Cet après-midi, après des mois de contemplation maladive et de pulsions destructrices enchâssées dans des regards ardents, j’ai enfin commencé mon œuvre de mort et de rédemption au pied du lit, ce sanctuaire familier de l’amour et de la mort.
J’ai tout d’abord commencé par plonger la pièce dans une pénombre mordorée, encadrée par des rideaux de diverses couleurs : vert, bleu, orange. Puis je me suis mis à peindre langoureusement des esquisses abstraites que j’éclairais à la lumière de flammes d’intensité graduelle auprès des rideaux qui bientôt s’enflammaient puis s’allumaient de lueurs azurées. Oui, je jouais à Des Esseintes avec le net sentiment de la mort rouge qui rôdait dehors. Puis, à un moment psychédélique que j’hésite désormais à situer sur les horloges, ma main secouée de spasmes se mit scandaleusement à peindre sur les murs, le plancher... « A mort ce monde de figuration ! », me suis-je scandé à moi-même, assassinant le mur, les meubles, et aussitôt le monde entier. Alors, glorieux et sinistre corollaire de mon acte, un pan du mur se déchira aussitôt littéralement devant mes yeux, livrant passage à une immensité noire et sans astres qui me happa. J’ai assassiné le monde, les cambrures et les croupes, les parterres de carnations de tous les Bouguereau, les visages délicieux et déchirants qui me souriaient, toutes les espérances d’amour et de félicité figurative qui esquissaient mon portrait dans le monde ; oui en ce jour fatidique, je suis mort à tout cela, et aussi à l’incertitude du lendemain, aux aléas scandaleux et apocalyptiques de l’instant, à la symétrie savante de la haine et de la persécution, à l’académisme pompeux des faits et des mépris ! Oui, je suis l’assassin olympien de vos évidences. A présent, je suis serein et aveugle et le monde n’est plus. Je suis le démiurge de derrière la toile, et je ferai de ce purgatoire vide un havre de couleurs et de lueurs.
***
Je me lève dans les ténèbres informes et tourne instinctivement la tête. Des trainées de lumière écument chacun de mes mouvements, comme une poussière colorée et scintillante. Très loin sur ma gauche percent encore des trouées du monde figuratif, dont les lambeaux pantelants imploraient grâce.
Je m’avance tranquillement vers ce que je viens d’élire comme l’ombilic de ce giron sans diable, puis, d’un geste lent et mesuré, je lève un bras. Puis l’autre, puis un pied. Bientôt, j’entame un ballet muet dans les ténèbres : avec l’agilité d’un chat de gouttière, je bondis félinement, exécutant des entrechats audacieux dignes de l’apothéose de Nijinski. Autour de moi, tout explosait dans un nuage mouvant de particules colorées, de fantaisies poudreuses qui me maculent les membres. Un décor hyalin prenait malicieusement forme au gré de ma chorégraphie : des surfaces géométriques effilées semblables à des éclats de pierreries, à des feuilles de verre se précisaient sereinement au cœur de la poussière féérique, suspendues dans le vide comme des miroirs célestes. Bientôt, elles s’étendirent à perte de vue, meublant le fond noir et amorphe comme un continent émergent.
Les tourbillons de couleur dansaient à mes côtés dans des déflagrations opératiques, ensanglantant de mille feux la barbarie informe. Toute ma vie, je serai désormais un danseur léger au service des sérénités naïves et colorées.
***
Je me vois de nouveau : ce monde est un labyrinthe suspendu de surfaces polies, de miroirs improvisés. Je me vois à travers le bleu lactescent de l’agate, dans l’enfer irisé des opales : oui, les lueurs sont mon miroir. Et je sais que je suis magnifique. Je m’emballe soudainement : je dois partager cette magnificence. Un dieu se doit d’être adoré. Mais comment bâtir un ersatz de conscience dans ce monde béni qui méconnaît le péché de la figuration ? Suis-je voué à n’être adoré que par les couleurs muettes et sans souffle ? Peut-être devrais-je modeler un simulacre de figuration dans ce monde. Ce que je fais aussitôt pour une durée qui correspond probablement à deux éternités.
Au cœur des lueurs flottantes et de la poussière stellaire, je ralentis la cadence et danse divinement, en prenant le temps de cristalliser les cambrures les plus fines. Des silhouettes de verre naissent de mes caresses, les mains dressées vers un ciel inexistant. Je m’approche de l’une d’elles, parvenue à maturation : je vois mon reflet, mais pas le moindre mouvement. Damnation ! Une rage antique se réveille en moi. Qui m’adorera ? La peinture bleue de mon visage et de mes mains suinte.
***
De mornes et fixes tempêtes me fouettent le sang : le silence surhumain et métaphysique de ce paradis m’exaspère. Moi qui vénérait autant la lutte désespérée que la contemplation placide, cette absence totale d’adversité m’emplit d’un néant agité. Comme si le vide esthétique repoussé par les couleurs s’était replié en moi. Enfer et damnation ! Les invectives me réconfortaient. Peut-être une flamme charnelle devrait-elle danser au cœur de ce temple impie bâti sur l’anathème et le sacrilège. Dès lors, mon anonymat sacré et ma routine maladive de moine du Beau reprendraient. Ne pas saccager les formes, mais choisir de n’en savourer que les lueurs évanescentes...
Fébrile et pantelant, je me rue vers l’ombilic de mon purgatoire et d’un nouveau geste païen, déchire les ténèbres qui le surplombent. Un sang coloré s’échappa de la plaie béante, et les lueurs flottantes perdirent un moment leur éclat coutumier. Rien ne se produisit. Me restait-il donc à retourner de l’autre côté ? Enfer et...Une minute, des bruissements se font entendre, je tends les oreilles. Et patatras ! Une nuée innombrable de colombes s’engouffra dans la brèche et me fit tomber à la renverse ! Il y en avait une bonne centaine. Ah soyez bénis, mes amis, soyez bénis ! Plus de plaies, de stigmates ! Mes miroirs suspendus sont percutés par des ailes vigoureuses et se décrochent lubriquement. Vacarme, hécatombe acoustique de verre brisé. A moi, beauté sauvage et primitive, vous me comblez ! Désormais, ma flamme brûlera entre le monde et ces ruines oniriques, où je convierai les pires tortures et les chevaux sauvages, les promesses d’amour et les hécatombes.