La Belle et la Bête

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« Ψυχὴ δ᾽ἠύτ᾽ ὄνειρος ἀποπταμένη πεπότηται » L'Odyssée, Chant XI
« All those moments will be lost in time, like tears in rain ... [+]

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Nouvelles :
  • Littérature générale

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. C'est difficile à dire dans une obscurité aussi pénétrante que celle de la chambre.
Comme chaque matin, cette même question tourne dans l'esprit de Vera. La jeune femme évite tout mouvement brusque, déjà, pour épargner ses membres endoloris, mais aussi parce qu'elle ignore encore si elle est seule. Elle tend une oreille attentive mais n'entend d'autre respiration que la sienne. Tony n'est pas dans le lit.
Bien malgré elle, elle s'extirpe de la frêle carapace que constituent les draps pour aller maquiller avec minutie l'ecchymose qui s'est étendue dans la nuit et s'aventure maintenant sur son poignet. Depuis qu'il n'est plus possible de sortir sans motif impérieux, Tony a cessé de se préoccuper des endroits qu'il frappe. Si lui reste dans l'indifférence en voyant apparaître les marques dont il imprime le corps de Vera, elle ne peut laisser Antonin entrevoir cela. Leur fils, vif d'esprit pour ses six ans, risquerait de comprendre. La mère ne saurait supporter que le traumatisme et la douleur ternissent ses prunelles enfantines, alors elle gomme les conséquences effarantes des coups que Tony lui porte avec si peu de retenue et préserve un peu plus longtemps l'ange du foyer.

Vera plonge dans la lumière du couloir et traverse l'habitation haussmannienne, relativement spacieuse pour un appartement du seizième arrondissement, mais bien trop étroite pour ces jours confinés. Temporairement aveuglée, elle n'aperçoit pas Tony, juché sur l'un des tabourets de la cuisine, qui l'interpelle d'un sifflement grotesque.
— À cette heure-ci ? Et même pas habillée ?
Pétrifiée, sa femme ne répond rien, consciente qu'il ne s'agit pas de réelles questions. Pas lorsque c'est à elle qu'il s'adresse. Sans risquer une parole, qui sera forcément mal interprétée, elle poursuit, le cœur fébrile, jusqu'à l'espace préservé de la chambre d'Antonin.

L'oisillon dort, paisible et transpirant. Fidèle à leur rituel, Vera chuchote quelques douces paroles dans le creux de son oreille puis passe une main dans le duvet humide de sa tignasse pour glisser une paume contre sa nuque et fouiller les boucles qui couvrent l'arrière de sa tête. Le fin museau s'étire alors en un sourire radieux qui balaie instantanément tous ses malheurs, passés comme présents, et l'embarque avec lui dans un cocon que le temps ignore.
Lentement, adorablement, Antonin émerge et fait éclore sur elle un regard bleu franc.
— Coucou, Maman.
— Coucou, mon ouistiti.
— ALORS, FILS, ON EST RÉVEILLÉ ? beugle Tony depuis le salon.
Le cœur de Vera se serre, mais son sourire demeure. Antonin piaille de joie à l'appel de son père et se défait déjà de l'étreinte maternelle pour caracoler hors du lit.

Silencieuse et discrète, Vera traverse à nouveau le salon et se dirige vers la chambre conjugale pour s'habiller. Tony est en train de caler le petit devant La Belle et la Bête. L'image est de mauvaise qualité, mais Antonin adore voir fonctionner le vieux magnétoscope. Cette antiquité a servi jusqu'au doctorat de Vera dont la thèse avait pour objet la mutation progressive des morales de contes, en particulier lorsqu'une œuvre originale a été reprise de maintes fois, chaque nouvelle version bâtie sur la précédente.
Dans la pénombre de la piaule, Vera se fend d'un irrépressible rictus en pensant à l'ironie de son propre mariage. Elle aussi se trouve prisonnière d'une Bête qui cède inévitablement à la rage, bien que sa violence demeure incomparable à tout ce qu'ont pu augurer les dernières adaptations du conte.

Les pas de son mari cognent dans le couloir et la rappellent au présent. Une gangue glacée s'abat sur elle et son corps se raidit, tant par réminiscence que par anticipation, comme à chaque fois.
— Qu'est-ce que tu fais encore là ? Et le petit déjeuner de mon fils ? Hein ?
Tony ne tonne pas, il se contente d'un feulement guttural qui ébranle les ténèbres et laisse peser son ombre sur l'obscurité. D'un coup de palme squameuse contre la tempe, il vautre Vera sur le lit, plaquant sa tête contre le matelas. Poumons à l'agonie, qu'un air vicié surgonfle, Vera ne respire plus. Puis il s'écarte et un premier coup s'abat.
Elle ne ressent plus rien. Elle ne veut plus. Mais elle entend.
Elle entend les coups secs contre ses côtes, le sommier qui crisse, Tony qui souffle de plaisir quand sa propre voix se tait.
Sans la moindre peine, il retourne le poids mort qui ne se débat plus. Son regard brille de la même haine sadique, de la même pulsion assassine que les jours précédents. Celui de Vera s'embue de désespoir pour cette vie qui lui échappe complètement. Elle ferme les yeux pour ne pas le voir suinter de satisfaction, mais il saisit son col et approche un regard féroce pour lui faire comprendre que c'est bien elle l'unique responsable de ce qu'il lui inflige.
Dans un renâclement, il se redresse et retourne à la lumière sans même prendre la peine de refermer la porte. Vera sent encore l'empreinte en négatif, la poisse détestable, la douleur aiguë qu'il a laissée partout sur son corps, qui tapisse les années passées et s'étale sur le futur. Dans la pièce voisine, un mugissement retentit tandis que la Bête fait de Belle sa prisonnière éternelle.

***


La clameur de vingt heures monte partout dans l'air. Le monde célèbre un autre jour de cette fête interminable.
Vera sort de la douche et frémit en apercevant les traits abîmés de son visage tuméfié par les coups, affaissé par la fatigue et les matins sans espoir. Ce pâle reflet d'elle-même, lavé du masque quotidien, est méconnaissable. Hier soir, elle avait cru défaillir quand le président avait ajouté un mois supplémentaire à son enfermement. Une larme roule. Elle sait que la jeune étudiante qu'elle était il n'y a pas si longtemps de cela, alors qu'ils venaient de se rencontrer et qu'elle croyait déceler dans son cœur une bonté enfouie, est disparue à jamais. Contrairement à la Bête, Tony restera monstre.
Vera laisse la chaleur humide de la salle de bain et retourne au salon. La pièce est vide, Tony est au balcon, à glapir des congratulations et faire montre d'humanité. Antonin est dans sa chambre, assoupi depuis peu. C'est parce que cette vie bourgeonnait que la brute est parvenue à couper ses ailes. C'est parce que son petit soupire d'innocence que Vera ne peut s'envoler seule. Mais à mesure qu'il grandit, elle voit croître en Antonin les traits de son père, et les années passent sans qu'elle ne sache comment enrayer la machine infernale.
En retrait dans le salon, elle toise l'imposante forme en porte-à-faux sur le garde-fou, qui s'agite et braille de concert avec la foule. Elle regarde ce dos qu'il suffirait de pousser, pour le voir basculer, pour faire cesser l'horreur et libérer ses jours qui comme un nœud coulant que le confinement étrangle.
Progressivement, mais plus tôt et plus abruptement que d'ordinaire, l'ovation se tarit, l'allégresse fait place à une stupéfaction muette, et puis la rumeur éclot, grandit, grossit le long des balcons en vis-à-vis de la rue Cortambert.
Au sixième étage du numéro 50, baigné des derniers rayons dorés, quelqu'un que l'on n'avait plus vu depuis des semaines respire goulument l'air printanier. Les voisins les plus proches peuvent lire la moue interloquée d'un mari qui braque un regard tremblant de fureur sur sa compagne, dont les hématomes rincés de toute hypocrisie luisent à la vue de tous.

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