L'œil de la bête

Recommandé

20 ans - Étudiante en littérature anglaise et culture celtique en Écosse ainsi qu'en Lettres Modernes en France. Passionnée par le second Romantisme français et la Révolution Française.

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Nouvelles :
  • Imaginaire
  • Littérature générale
Ce lac, c'est toute une vie. La mienne. Enfant, j'en ai parcouru tous les rivages, j'ai observé chacun de ses galets, chacun des remous qui agitaient sa surface. Pour te voir toi. Monstre de légende, je t'ai cherché toute ma vie, tu as su ouvrir mon cœur et mes yeux.

J'avais sept ans et déjà je m'enfuyais, en pleine nuit, sous la lune, pour que mes parents ne me retrouvent pas. La barque était volée, oui ! Mais ma conscience ne me taraudait pas, car j'en étais sûr, je ferais bientôt l'une des plus grandes découvertes que la science ait jamais connues. Oh, je ne me faisais pas d'illusions : si tu étais bien là, il y avait une explication ; tu n'étais pas simplement l'un des derniers rescapés d'une création du Diable que Dieu aurait sauvagement massacrée.

J'avais sept ans, donc, et les vagues faisaient tanguer mon petit navire : j'étais le capitaine, et j'explorais des lieux inconnus, pleins de dangers et de monstres tapis dans les profondeurs des eaux glaciales. Il ne faisait pas froid cette nuit-là, et le ciel était clair, car la lune, pleine, éclairait les flots de toute son imposante rondeur. Le silence qui régnait était oppressant, l'eau, les montagnes et les arbres, noirs, et pourtant, mon cœur était agité d'un désir de savoir, de découvrir, d'explorer, d'un désir si fort que j'aurais affronté tous les dangers du monde pour te voir.

Toi.

J'étais au milieu du lac et tout à coup, l'eau s'était mise à s'agiter, comme soudainement dotée d'une force phénoménale. Mon embarcation dansait sur les flots déchaînés, je me cramponnai aux rebords, je criai ; et soudain je t'ai vu. J'ai vu ton immense tête surgir des flots, noire, en face de la lune, et me fixer. Il n'y avait qu'elle, ta tête, et aucun visage : mon cœur s'est arrêté de battre tandis que, face-à-face, nous nous regardions. De longues minutes, de longs instants.

Et puis de l'eau qui gicle, une barque qui se retourne, et plus rien, plus rien que les flots agités qui m'emportent en leur cœur.

J'ai grandi dans l'unique but de te revoir, j'ai passé des jours et des jours, des nuits et des nuits à explorer le lac, à le scruter. Je suis devenu scientifique, et j'ai fait sonder le lac des dizaines, des centaines de fois, à la recherche de la bête légendaire. Et plusieurs fois, vous étiez là. Vous, plusieurs, qui veniez de la mer pour ensuite repartir. Puis revenir. Toujours au plus profond du lac, là où les caméras voyaient mal, où les grottes étaient trop profondes. Et pourtant nous avions des images. Vous étiez plus petits qu'on aurait pu le croire, vous veniez en groupe pendant un laps de temps très restreint, car de toute façon, il n'y aurait jamais eu assez de nourriture pour tout le monde.

Mais en réalité, je ne vous avais toujours pas revus. J'ai organisé une expédition, au moment où je savais que vous seriez là, que tu serais là ; et nous sommes descendus dans le ventre du Loch, si profondément que plus aucune lumière ne nous parvenait encore. Le soleil avait disparu. C'était la nuit de nouveau, et nos lumières étaient la lune.

C'est là que je t'ai revu. À travers le hublot, de nouveau, mon cœur a cessé de battre, lorsque pour la première fois – et la deuxième aussi –, j'ai rencontré ton regard, j'ai vu ta tête tout droit sortie d'un autre temps se tourner vers moi et me fixer.

Te voilà. Tu existes. Le mythe est devenu réalité.

Nessy.

Cette histoire n'est pas simplement celle d'un explorateur ambitieux qui a passé sa vie à poursuivre un monstre tapi dans les profondeurs d'un lac d'Écosse. C'est l'histoire d'un homme qui a su se chercher, se reconnaître et se trouver. J'avais enfin fait la découverte du siècle, enfin Nessy, ses sœurs et ses frères étaient là. Et soudain, quelque chose m'a coupé le souffle. Je regardais ton œil, Nessy, et j'ai réalisé. Réalisé que j'étais sur le point de vous détruire. Vous êtes si peu. Espèce menacée, en voie de disparition, enfin mise à la lumière.

Les humains ne feraient qu'une bouchée de vous.

Ils vous captureraient, feraient de vous des bêtes de foire. Ils vous tueraient petit à petit. En restant une légende, vous étiez protégés.

Quel sacrifice immense que de ne pas révéler votre existence ! J'ai exploré les moindres recoins de mon âme, les abîmes de mon cœur, les flots de mes sentiments ; et finalement, j'ai su que je ne dirais rien.

J'ai exploré le Loch Ness, j'ai exploré l'œil de la bête, j'ai exploré mon cœur : et finalement je me suis tu.

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Recommandé