L’épreuve

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »
(Atiq Rahimi, Les mille maisons du rêve et de la terreur [2002], Paris, P.O.L.).

Vous discuterez cette proposition, en vous appuyant plus particulièrement sur les œuvres au programme.




C’est un autre samedi matin au lycée Champollion.
Grenoble se réveille sous les montagnes aux crânes blancs et je m’endors dans mes bras croisés. Ma respiration s’allonge et ils s’engourdissent ; je lutte pour ne pas m’abandonner à ceux de Morphée et méditer sur le sujet de litté. Loin devant, au-dessus du tableau à craie qui surplombe la pièce étanche au bruit du dehors sur son estrade au parquet vieilli par les grincements de chaises et les pas qui traînent, l’horloge décompte les six heures d’épreuve dans un incessant tic-tac qui angoisse les plus anxieux et assoupit les quelques détendus. La trotteuse mesure le temps qui passe et emporte avec elle les secondes qui meurent sous le coup de son aiguille en grande faucheuse ; les uns s’étirent comme des chats sous la couette en bataille du samedi, d’autres font bouillir l’eau, puis infuser le sachet de thé et décuvent lentement de la veille pendant que le reste d’alcool compresse péniblement le cerveau comme le piston le café, certains enfilent déjà les baskets, remontent les Cours Berriat et Jean-Jaurès, longent l’Isère et s’attaquent à la Bastille avec l’énergie folle du sportif à l’hygiène de vie arrogante.
Enlisé dans l’uniforme du khâgne en dissertation, mon Cours Berriat se prolonge sur La Fontaine. On retrouve les autres en joggings-baskets et cheveux gras, compare les cernes qui pochent les yeux au fil des semaines dans un sombre creux a faire pâlir les rares visages maquillés, et on traverse la cour d’honneur nonchalamment en buttant contre les graviers qui traînent sous nos pieds lassés. Les escaliers en pierre font mal aux jambes lourdes de la semaine traversée, on atteint la coursive et plaint les cuisses endolories en s’accoudant à la rembarre pour reprendre son souffle. On exagère, se lamente comme si rien ne pouvait être pire qu’une composition française ; on oublie le bleu uniforme du ciel qui annonce pourtant une belle journée et le printemps à venir. Et puis la porte s’ouvre et on entre se confiner pour la matinée.

Je suis dans le noir de mes coudes pliés. Mes yeux se sont déjà fermés ; mon sang s’alourdit et réchauffe mon corps dans un épais rêve d’ailleurs. La sieste, bien qu’inconfortable, me berce profondément, mais on n’est jamais bien loin de la copie qui sommeille en attendant l’encre du stylo à plume. Je redresse mon buste dans un étirement approximatif, frotte mes yeux à demi collés et masque un vulgaire bâillement qui déconcerte parfois. Des milliers de fourmis courent sur mon corps entier affaissé sous le poids des citations érudites qui se mélangent aux doctrines philosophiques, et ma tête réclame déjà un Doliprane. Alors, mes yeux se plongent dans un horizon d’absence désemparée d’où me tombent les bras et le front à moitié.

Impassible devant les têtes turbulentes voire tourmentées, je profite du panorama des bureaux minutieusement espacés, de la fuite des fenêtres en perspective et de la déambulation parsemée des examinateurs. Pour vivre encore plus l’expérience, je retire les boules Quies que j’ai soigneusement introduits dans mes oreilles après les avoir roulés en boudins pendant la distribution des sujets. S’annule alors l’image du silence forcé aux grandes salles pleines ; j’écoute le crissement des crayons qui grattent les papiers brouillons colorés, les quelques toussotements pour rappeler qu’on existe, le lent pas saccadé des quelques-uns qui peuvent se lever, et les rares oiseaux qui chantent ce matin printanier. À ma droite, je l’observe dévisser délicatement le bouchon de son Thermos, prenant soin de ne pas se faire remarquer. Elle a les jambes croisées dans son saroual bariolé, un débardeur délavé et des Dreadlocks emmêlés aux révisions fatiguées. Elle ralentit son geste et scrute, hagarde à ne pas déranger, les dos voisins courbés. Elle décapsule enfin le capuchon et presse d’un coup sec l’opercule, comme lorsqu’on demande à quelqu’un de nous arracher une dent de lait qui vacille, après l’avoir attachée à la poignée d’une porte. Arrive ensuite à mes narines la chaude odeur de son thé ; j’essaye de reconnaître, je pense au jasmin et dessine ses pétales blanches-rosées, au pied d’un bois d’été. Comme l’humidité sur la mousse des pierres à l’aube, la buée opacifie les verres ronds de ses lunettes lorsqu’elle porte le récipient à ses lèvres — elle rit jaune comme si elle s’était accommodée de cette pénible habitude. Puis, après quelques minutes passées à déglutir lentement ces gorgées tièdes, elle pose le gobelet sur le coin de table, choisit la couleur bleue de son quatre couleurs dans un clic décidé, décroise ses jambes et s’aplatit à son tour sur ses feuilles vierges.

Il est bientôt neuf heures et je n’ai toujours pas maculer les miennes. J’essaye de me concentrer sur les poètes surréalistes de nos longues heures de cours ; j’écris Aragon et Denos, Breton et Prévert, Queneau et Éluard. Je marque « liberté » et le souligne. Je trace une flèche, réfléchis à l’amorce de mon introduction quand une main levée me déconcentre. C’est l’autre première de la classe qui a toujours de quoi se plaindre ; on tend l’oreille, attentifs à ce qu’elle chuchote à l’examinateur, mais on entend que le sifflement aigu de sa voix geignarde. Il hoche la tête et elle ouvre la fenêtre ; se mêlent donc au calme sourd des esprits en réflexion la circulation anxieuse des véhicules aux Klaxons agacés sur le boulevard, leur pollution moite et les autoradios depuis les fenêtres baissées. Certains soufflent leur mécontentement et se bouchent les oreilles ; d’autres, imperturbables aux caprices des uns noircissent déjà des pages sans lever le stylo. Je regarde ma « liberté » écrite en lettres capitales devant sa flèche orpheline et recentre les yeux. Je pense à la vie qui coule à l’extérieur ; aux petits-déjeuners dans les lits amoureux, aux balades en vélo, aux bancs qui se remplissent sur la Place Victor Hugo, et aux notes qui s’écrasent, aux fiches bristols qui s’épaississent à mesure que les kilos se perdent ; j’imagine presque les corps morts des déportés et les âmes résistantes des survivants. Et puis, alors qu’un rayon de soleil inonde le papier de lumière, je cache mes yeux éblouis et retourne à mes pensées de liberté. Serais-je mieux dans le noir, ou avec les yeux fermés ?