L’élégance du pauvre

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux.

Lundi. 8h. Je craque ma dernière allumette que je garde jalousement depuis hier. J'approche la flamme de mes lèvres et je donne vie à la précieuse cigarette qu'un passant charitable m'a offert. Comme tous les matins depuis 3 ans, j'attends que le boulevard St Michel se réveille. J'aperçois, d'abord, le kiosquier qui trie ses journaux d'un même mouvement lent et sensuel. J'entends, ensuite, la bouche du métro déglutir de dizaines de parisiens pressés. Je reconnais dans cette foule indifférente le visage d'un jeune homme familier qui me regarde désolé. J'attends, enfin, que le cortège de visiteurs étrangers s'émerveille naïvement devant la fontaine St Michel.

9h. L'odeur sucrée de la boulangerie m'obsède. Le carton fin sur lequel je suis assis s'est affaissé, et mes cuisses subissent les difformités incommodes du sol. Mon duvet vieux et sale laisse pénétrer la fraicheur de l'hiver. Mes mains convulsent. Mon cœur s’emballe. Ma mâchoire claque. Mon dos s'effondre. J'observe avec espoir le petit gobelet de plastique qui trône timidement devant moi. J'attends, honteux, qu'un passant me laisse de quoi manger.

10h30. Je distingue mon reflet dans la vitrine de la librairie. Mes belles boucles dorées se sont engraissées. Mon visage, autrefois délicat, s'est altéré. La peau lisse de mes joues s'est érodée. Mes lèvres rouge pâle ont gonflé. Mon nez difforme a verdi. Mes yeux bleus ont terni. J'ai 23 ans, j'en parais 60. J'aimerais pleurer mais je n'y arrive pas.

12h. Je garde dans ma poche l’ultime souvenir de ma vie passée. C'est une photo sur laquelle je souris. Il y a, au milieu, la marque d'une déchirure éternelle. J'avais 15 ans. Je dansais. Je me souviens de cet instant. De ces mouvements tendres que je répétais frénétiquement au rythme du piano. Mes pieds embrassaient le sol avec délicatesse. Mes jambes flottaient emportées par la houle. Mes bras se déployaient dans une danse émouvante comme le premier battement des ailes d'un papillon. Mon père, insensible depuis toujours, m'avait félicité sincèrement : « tu es un homme élégant » m'avait-il dit. Quand de ma vie tout s'est effondré, la voix rassurante de mes parents, la naïveté sécurisante de l'enfant, le confort insoupçonné d'une chambre, la joie d'étudier, la délicatesse des corps, le goût d'une sucrerie, reste cette photo comme unique survivant du naufrage de mon existence.

13h. Le tiraillement de mon ventre me jette contre l'immense mur de la réalité. J'ai faim ! Je récupère mon gobelet-tirelire et je compte les pièces qui y ont été déposées. 5 euros, fruit de deux demi-journées d’aumône. J'utilise cet argent pour acheter un sandwich et un macaron à la rose aux couleurs vives. Cette gourmandise, je me l'accorde. Voilà trois ans que je vis de restrictions. Trois ans de vie chaste. Trois ans d'ennui. Le plaisir, pourtant, n'est-il pas de l'essence de l'homme ? Une vie sans plaisir n'est pas une vie humaine. Je voudrais, sans être jugé, retrouver mon humanité perdue.

14h. Mes mains sont agrippées au sachet qui contient mon déjeuner. Je décide de célébrer ce festin au jardin du Luxembourg. Je m'empare de l'un de ces sièges verts typiques des parcs parisiens. Et je m'installe auprès du petit point d'eau caché derrière le Sénat. Le métal est si froid qu'il me semble que je ne pourrais jamais m'assoir. J'entame le sandwich qui composera l'unique repas de ma journée mais je choisis de conserver le macaron. Je le dépose dans la poche de mon jean.

15h. Je retourne boulevard St Michel et m'engloutis sous la chaleur approximative du couchage et je m'assoupis.

17h- Un rayon de soleil arrose mon visage de sa chaleur consolante. Je ne peux résister plus longtemps à l'envie de dévorer le morceau de pâtisserie qui se cache dans mon jean depuis un moment. Je me saisis du biscuit. Je le porte à mes lèvres. La saveur sirupeuse du dôme et du cœur moelleux de ce macaron m'attendrit un moment. Quel plaisir de retrouver cette sensation perdue ! Elle me rend vivant. Oui, je suis vivant et je vais continuer à vivre !

18h30 – Je me sens faible. Depuis trois semaines, mon corps est frappé par le sceau de l'anémie. Des dizaines de plaques rouges, certaines purulentes, se propagent de mes bras à mon dos. Et, de mon dos à mes jambes. Des centaines de morpions frétillent dans ma chevelure, ma barbe et dans chaque repli pelu de ma peau. Je ne sais même plus ce qu'est de vivre sans avoir mal. Je saigne.

20h – Un orchestre s'est installé auprès de la fontaine St Michel, ce qui est assez habituel. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais, cette fois, je sens qu'il faut que j'aille danser. Peut-être que demain, il sera trop tard. Alors, je me lève. Et je danse. Mes gestes sont maladroits. Mes mouvements sont saccadés. Mes mains désynchronisées. Mais peu importe, je me sens libre et heureux. Une femme m'observe au loin, assise sur la terrasse d'un café et me sourit. Un sourire. Pas pour se moquer, non. Un sourire sincère. Le sourire de mon père avant de me dire « tu es un homme élégant ». Je crois que son sourire signifiait plutôt : « tu as gracieusement dansé ». Je suis fier de moi.

21h30 – L'orchestre est parti. Je veux dormir. Une douleur élancée fracasse mon épaule. Mon dos me gratte. Mes jambes endolories titubent. Mes paupières épaisses agonisent. Je veux dormir. J'avance difficilement. Mes yeux humides ne distinguent plus les riches immeubles du V ème arrondissement. La gloire de la ville lumière s'amenuise à mesure que mon corps se meurt. J'avance toujours. Mais pour aller où ? Je n'ai pas d'endroit pour dormir.

23h. Il fait très froid dehors. J'ai trouvé refuge sous le porche de l'université de Paris. À deux pas du Panthéon : là où aux grands hommes, la patrie est reconnaissante. Moi, je suis un petit homme et la patrie est méprisante. J'ai froid. J'aimerais pleurer. Je voudrais embrasser mes parents. Ou seulement dormir dans un lit, un vrai. Je suis si faible. Dieu, je t'en supplie, je suis si jeune. J'ai froid !
Un râle ! Une convulsion ! Un rire ! Voilà donc ma dernière pensée : « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux ». Il est minuit.