Chère Françoise,
Je t’écris en plein voyage de noces, de cet hôtel où nous passions des heures à contempler la mer. Ils ne nous ont pas donné la chambre que nous avions coutume... [+]
À l'époque, celui que nous appellerons Brian Fox n'était pas encore le scientifique reconnu, mystérieux auteur de Adieu futur. En fait, il n'était pas né.
Son agent, votre serviteur, était déjà rédacteur-correcteur. Des syllabus, des comptes rendus de conférences ou de débats, des romans de gare. Ma seule mission consistait à dénicher l'erreur ou la construction caduque, parfois à étoffer des phrases creuses ou imaginer ce que l'orateur avait craché dans son micro mal réglé. Je m'ennuyais profondément, cela va sans dire.
Mon clavier souffrait, tant je me servais de ses touches comme d'un défouloir. En plus, je suis un piètre dactylo, mes deux index me faisaient mal et commençaient à se boudiner. Il fallait que je prenne le taureau par les cornes. Je me suis décidé à pirater - mes moyens financiers étaient maigres, en ce temps là - un logiciel de reconnaissance vocale et, au fil des mois, j'ai appris à mon collaborateur virtuel l'art de transcrire mes corrections et mes phrases. Simple et efficace. Le système me comprenait de mieux en mieux, mes doigts reprenaient forme humaine, je me sentais comme un directeur dictant à sa secrétaire admirative des courriers dont elle devinait l'importance.
---
Je venais de mettre le point final à un compte rendu particulièrement ardu. Il était censé refléter un exposé oral truffé de considérations indigestes et de commentaires abscons sur des images projetées. Le sujet : L'abus d'huile de palme, un danger pour l'humanité ? Je l'avais ânonné sans la moindre intonation, comme le recommande le mode d'emploi du dispositif, en bayant aux corneilles face à la fenêtre qui donnait sur un petit jardin, sans même prêter attention à celui qui était progressivement devenu mon fidèle second.
J'ai pris un café et je me suis assis en soupirant très fort, pressentant que la relecture serait particulièrement ennuyeuse. Mon sang s'est glacé : ce qui apparaissait sur l'écran n'avait rien à voir avec l'huile de palme. Le chapitre V, par exemple : « Dans son Traité du futur, Vladimir Povitch (1908-1985) affirmait qu'avec l'évolution des techniques, le rôle de l'homme se limiterait à subir les événements déclenchés par la machine. »
Ou encore, « Comme un doigt posé sur une plaque brûlante provoque une réaction immédiate, incontrôlée et violente du corps entier, le moindre dysfonctionnement d'un système automatisé sera susceptible de créer un chaos planétaire, sans que l'homme puisse intervenir. »
Que venaient donc faire là ce Vladimir Povitch, son doigt sur une plaque brûlante et le chaos planétaire ?
Les incidents se sont succédé. Il m'arrivait d'interrompre mon travail quelques heures et de constater à mon retour que la machine avait aligné des dizaines de pages pendant mon absence, toute seule, sans me demander mon avis. L'auteur fantôme y analysait son ouvrage favori, le Traité du futur de Povitch. Tous les matins, je sauvais les documents produits pendant la nuit. Mais le rythme s'emballait ! Je perdais pied. J'étais débordé.
Pourtant, je dois admettre que le plus souvent, je prenais plaisir à cette lecture imposée. Pour un petit technicien de la langue, l'expression claire, évocatrice et directe de concepts que je ne maîtrisais pas était rafraîchissante. Pour la première fois, je m'intéressais à un texte d'une certaine hauteur d'esprit et, surtout, je me sentais étrangement proche d'un auteur. Je le trouvais sympathique, je saluais sans réserve la justesse de ses arguments.
La première période d'écriture automatique a pris fin six mois plus tard, à la page 784, avec les conclusions du futur Brian Fox. J'ai envoyé le tout sous un titre improvisé à la Librairie des pensées, un éditeur dont j'ignorais presque tout. Comme ça, par jeu. Quelques semaines plus tard, le directeur des publications me contactait pour me rencontrer. J'ai refusé, bien sûr ! Comment aurais-je pu lui expliquer que je n'avais pas écrit cet ouvrage et que j'ignorais tout de l'auteur ? Il ne m'aurait jamais cru. Il a insisté. Mon essai était extraordinaire, prétendait-il, il sortait du lot, il méritait d'être rapidement publié.
J'ai paniqué et j'ai fait le mort. Je me suis dit qu'ils allaient enquêter sur mon compte, me menacer ou me traiter d'usurpateur. Qu'ils voudraient savoir. Je n'osais plus lire mes messages, je ne répondais plus au téléphone. Il fallait que je sorte de mon délire paranoïaque. Dans un sursaut de fierté, j'ai pris mon courage à deux mains : j'ai recontacté la maison d'édition pour lui annoncer que l'auteur, dont je n'étais que l'agent, acceptait la publication de l'œuvre sous le pseudonyme de Brian Fox.
Ce fut un beau succès de librairie. Très beau. Traduit dans toutes sortes de langues, étudié dans de grandes universités, objet de volumineuses thèses et sous-thèses.
D'accord, c'est une imposture, mais je ne vole personne ! Si le véritable auteur se manifeste et me démontre sa paternité, je lui rétrocède sans hésiter les revenus générés par les livres de Brian Fox. Moins ma commission d'agent, bien entendu. Je n'ai rien changé dans ma vie, par souci de discrétion. On ne sait jamais. Simplement, le gros cigare moelleux et le rhum hors d'âge ont remplacé la cigarette roulée et la bière bas de gamme. D'accord avec vous, notre penthouse a son charme et la vue sur la ville n'est pas banale, mais tout cela appartient à la société anonyme Brian Fox, pas à moi.
Au fil des années, je suis devenu le fidèle secrétaire de mon logiciel. Oh, bien sûr, répondre aimablement aux sollicitations et autres offres alléchantes est un peu frustrant, mais c'est le prix de notre réussite. Et puis, dans la production intarissable de mon employeur, je sens l'expression d'une reconnaissance morale. Après tout, c'est grâce à moi que le génie de l'auteur a pu s'exprimer.
Le deuxième opus de Brian, Adieu futur, l'a porté au pinacle. Nous persistons dans notre discrétion en déclinant toutes les invitations, les plus prestigieuses comme les plus rentables. Brian est casanier. Il préfère le calme et a besoin de concentration. Regardez l'ordinateur à l'autre bout de la pièce, près de la grande baie vitrée qui donne sur la terrasse et la piscine. Il ronronne à peine, mais ne vous y fiez pas : Brian Fox est en plein travail.
Son agent, votre serviteur, était déjà rédacteur-correcteur. Des syllabus, des comptes rendus de conférences ou de débats, des romans de gare. Ma seule mission consistait à dénicher l'erreur ou la construction caduque, parfois à étoffer des phrases creuses ou imaginer ce que l'orateur avait craché dans son micro mal réglé. Je m'ennuyais profondément, cela va sans dire.
Mon clavier souffrait, tant je me servais de ses touches comme d'un défouloir. En plus, je suis un piètre dactylo, mes deux index me faisaient mal et commençaient à se boudiner. Il fallait que je prenne le taureau par les cornes. Je me suis décidé à pirater - mes moyens financiers étaient maigres, en ce temps là - un logiciel de reconnaissance vocale et, au fil des mois, j'ai appris à mon collaborateur virtuel l'art de transcrire mes corrections et mes phrases. Simple et efficace. Le système me comprenait de mieux en mieux, mes doigts reprenaient forme humaine, je me sentais comme un directeur dictant à sa secrétaire admirative des courriers dont elle devinait l'importance.
---
Je venais de mettre le point final à un compte rendu particulièrement ardu. Il était censé refléter un exposé oral truffé de considérations indigestes et de commentaires abscons sur des images projetées. Le sujet : L'abus d'huile de palme, un danger pour l'humanité ? Je l'avais ânonné sans la moindre intonation, comme le recommande le mode d'emploi du dispositif, en bayant aux corneilles face à la fenêtre qui donnait sur un petit jardin, sans même prêter attention à celui qui était progressivement devenu mon fidèle second.
J'ai pris un café et je me suis assis en soupirant très fort, pressentant que la relecture serait particulièrement ennuyeuse. Mon sang s'est glacé : ce qui apparaissait sur l'écran n'avait rien à voir avec l'huile de palme. Le chapitre V, par exemple : « Dans son Traité du futur, Vladimir Povitch (1908-1985) affirmait qu'avec l'évolution des techniques, le rôle de l'homme se limiterait à subir les événements déclenchés par la machine. »
Ou encore, « Comme un doigt posé sur une plaque brûlante provoque une réaction immédiate, incontrôlée et violente du corps entier, le moindre dysfonctionnement d'un système automatisé sera susceptible de créer un chaos planétaire, sans que l'homme puisse intervenir. »
Que venaient donc faire là ce Vladimir Povitch, son doigt sur une plaque brûlante et le chaos planétaire ?
Les incidents se sont succédé. Il m'arrivait d'interrompre mon travail quelques heures et de constater à mon retour que la machine avait aligné des dizaines de pages pendant mon absence, toute seule, sans me demander mon avis. L'auteur fantôme y analysait son ouvrage favori, le Traité du futur de Povitch. Tous les matins, je sauvais les documents produits pendant la nuit. Mais le rythme s'emballait ! Je perdais pied. J'étais débordé.
Pourtant, je dois admettre que le plus souvent, je prenais plaisir à cette lecture imposée. Pour un petit technicien de la langue, l'expression claire, évocatrice et directe de concepts que je ne maîtrisais pas était rafraîchissante. Pour la première fois, je m'intéressais à un texte d'une certaine hauteur d'esprit et, surtout, je me sentais étrangement proche d'un auteur. Je le trouvais sympathique, je saluais sans réserve la justesse de ses arguments.
La première période d'écriture automatique a pris fin six mois plus tard, à la page 784, avec les conclusions du futur Brian Fox. J'ai envoyé le tout sous un titre improvisé à la Librairie des pensées, un éditeur dont j'ignorais presque tout. Comme ça, par jeu. Quelques semaines plus tard, le directeur des publications me contactait pour me rencontrer. J'ai refusé, bien sûr ! Comment aurais-je pu lui expliquer que je n'avais pas écrit cet ouvrage et que j'ignorais tout de l'auteur ? Il ne m'aurait jamais cru. Il a insisté. Mon essai était extraordinaire, prétendait-il, il sortait du lot, il méritait d'être rapidement publié.
J'ai paniqué et j'ai fait le mort. Je me suis dit qu'ils allaient enquêter sur mon compte, me menacer ou me traiter d'usurpateur. Qu'ils voudraient savoir. Je n'osais plus lire mes messages, je ne répondais plus au téléphone. Il fallait que je sorte de mon délire paranoïaque. Dans un sursaut de fierté, j'ai pris mon courage à deux mains : j'ai recontacté la maison d'édition pour lui annoncer que l'auteur, dont je n'étais que l'agent, acceptait la publication de l'œuvre sous le pseudonyme de Brian Fox.
Ce fut un beau succès de librairie. Très beau. Traduit dans toutes sortes de langues, étudié dans de grandes universités, objet de volumineuses thèses et sous-thèses.
D'accord, c'est une imposture, mais je ne vole personne ! Si le véritable auteur se manifeste et me démontre sa paternité, je lui rétrocède sans hésiter les revenus générés par les livres de Brian Fox. Moins ma commission d'agent, bien entendu. Je n'ai rien changé dans ma vie, par souci de discrétion. On ne sait jamais. Simplement, le gros cigare moelleux et le rhum hors d'âge ont remplacé la cigarette roulée et la bière bas de gamme. D'accord avec vous, notre penthouse a son charme et la vue sur la ville n'est pas banale, mais tout cela appartient à la société anonyme Brian Fox, pas à moi.
Au fil des années, je suis devenu le fidèle secrétaire de mon logiciel. Oh, bien sûr, répondre aimablement aux sollicitations et autres offres alléchantes est un peu frustrant, mais c'est le prix de notre réussite. Et puis, dans la production intarissable de mon employeur, je sens l'expression d'une reconnaissance morale. Après tout, c'est grâce à moi que le génie de l'auteur a pu s'exprimer.
Le deuxième opus de Brian, Adieu futur, l'a porté au pinacle. Nous persistons dans notre discrétion en déclinant toutes les invitations, les plus prestigieuses comme les plus rentables. Brian est casanier. Il préfère le calme et a besoin de concentration. Regardez l'ordinateur à l'autre bout de la pièce, près de la grande baie vitrée qui donne sur la terrasse et la piscine. Il ronronne à peine, mais ne vous y fiez pas : Brian Fox est en plein travail.