Individu lambda

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais si tu viens pour trouver une histoire, méfie-toi. Je viens de loin et je n’ai pas d’histoire. Je suis d’un pays où les aveux se côtoient en cherchant à émouvoir. Un pays où le rire veut donner mauvaise conscience au désespoir. Un pays qui sait se moquer de lui-même, en errant çà et là. Çà et là, tel le refrain d’une chanson sans lendemain.

Toi qui espères encore un récit, je te préviens, ici il n’y a aucune chronique d’un fol amour. Je reviens d’un voyage et telle une épave de la mer quelque chose de beau s’est brisé en mille morceaux. Nul besoin de te raconter mes rêves d’adolescente dans l’œil du cyclone où l’on m’a plongé. Nul besoin de te dire mon désarroi quand le soleil se couche sur mes tourments. J’ai froid à la vie. Pourtant, je porte les flammes de l’enfer. Moi, je n’aime pas mes souvenirs. Parce qu’à quoi ça sert les souvenirs ? À reconquérir nos rêves égarés en chemin ; mes rêves trempés dans la souillure carcérale ? Dans mon quotidien, il faut dire que tous les chemins mènent à mon incarcération. Ma vie est empreinte aujourd’hui de la vomissure des gardes que j’ai côtoyés. Avant, quand j’étais une adolescente, j’étais un oiseau. Je prenais mon envol de gré. J’étais un oiseau qui chantait pendant tout l’été.

Le peu que je puisse dire de mon enfermement, c’est que j’étais devenue un oiseau prisonnier. J’allais avoir dix-huit ans. De droit, je ne pouvais plus voler. Je ne pouvais plus courir les rues et aller vers mon étoile. Alors, je haïssais les mains qui me touchaient même quand elles me donnaient des miettes à avaler. Je haïssais toutes les bouches mensongères, tous les masques nus. Et cette haine, je la hais encore. J’avais honte de mes amours, de mes amitiés et de ma famille.

Arrêtée le 8 août 2009, toi qui t’accroches encore à mon quotidien incertain, saches que je suis à la vie ce que le doute est à la foi. Voilà pourquoi je maudis les dieux sans y croire. Sans y croire, j’ai passé quelques jours en garde vue attendant vainement qu’on me libère. Et puis un matin, sans passer par devant un tribunal, sans voir un juge ou un officier quelconque, sans être autorisée à avoir un avocat, ont m’avaient seulement annoncé que je vais en taule. J’étais jeune. Ils m’ont brisé mes rêves.

Quatre jours plus tard, soit le 14 août, j’ai été bouclée à la prison des femmes de Pétion-Ville. 14 août. Cette date, mis à part l’année, a déjà fait tache d’huile dans la mémoire du peuple haïtien. La cérémonie du Bois-caïman le 14 août 1803. Cette cérémonie organisée pour rassembler les esclaves de cette terre au nom de la liberté fut la coïncidence, ironie du sort, qui a su partager mon nom et ma condamnation à sept ans de réclusion jamais formulée.

Je m’appelle : Iola Rémy. Quand je parle de condamnation, je ne viens pas te dire qu’un magistrat avait prononcé la sentence après un jugement formel. Je ne viens pas te dire que je savais le nombre d’heures, de jours, de mois et d’années qu’il me restait à passer enfermer. Ici, il faut apprendre dès ton jeune âge à déchiffrer ce qu’on ne te dit pas. Il faut apprendre à crever, à ne pas subir la loi du mensonge pour signifier la haine et l’impuissance devant nos rêves bafoués, mes rêves de jeunes filles noires paumés. J’ai appris dès mon jeune âge la loi dure de la vie : me battre. Oui, j’ai appris, littéralement, à me battre en prison pour me laver. Pour faire mes besoins dans des sacs en plastiques noirs, souvent qu’on devait garder toute une journée dans la cellule que je partageais avec dix à douze autres codétenues. J’ai pris mes piteux repas avec mes amies de cellule ; on ne pouvait s’empêcher d’avoir les sacs en plastiques remplis de matières fécales devant nous ou dans un coin. J’ai vu quelques-unes des filles des différentes cellules où j’ai séjourné mourir dans la crasse, mourir de faim, d’abandon et de toutes sortes de maladie.

Il faut dire qu’avant mon incarcération, je ne fumais pas. Alors s’il fallait résister en prison, il fallait aussi passer l’instant qui dure et qui demeure. J’ai apprivoisé la pipe, comme une fidèle amie, désormais elle ne me quitte pas. Je réinventer ma vie sans savoir si c’est le noir ou les yeux fermés qui obstruent la vue. Le 8 août 2009, j’allais avoir 18ans en septembre. La police, elle m’a prise à la tombée de la nuit. Elle m’a emportée. Juste pour me poser quelques questions, m’étais-je dit naïvement. Et comme j’emportais mes rêves partout où j’allais, ils étaient avec moi dans la bagnole des flics. Peut-être, avais-je cru en un lendemain quand j’étais adolescente et libre. Quand j’étais l’oiseau de toutes les époques. Mon grand rêve, c’était là-bas par exemple. Là-bas, c’est si beau. J’ai vécu et rêvé avec l’idée de là-bas. Tu vois, il n’y a rien de plus beau que l’ailleurs mais il n’y a rien de plus cruel que le souvenir d’un rêve qui s’est fait tirer dessus en chemin.

Pour ceux qui viennent de loin et qui me prétendrait une histoire, je dirais banalement : c’est Eva, la maudite Eva et compagnon qui m’ont pris mes rêves. Mes rêves et mon pauvre père. Je te jure, c’est cette putain d’Eva ! Papa, il est mort à cause de moi. Eva, si je la croise un jour, je n’hésiterais pas à passer ma caisse sur elle. Mais fort heureusement...je n’ai pas de bagnole. Alors vois-tu comment la rage et le désespoir comme gain de cause hurlent, hurlent encore si fort en moi ?

Eva, tu étais mon amie et nous étions jeunes. Nous habitions le même quartier et tu étais celle avec qui je nourrissais des rêves. Nous étions pauvres mais à l’époque on se moquait de nos misères. Tu vois ce qu’on est devenues aujourd’hui ? Tu sais ce j’appelle souvenirs maintenant ? Vois-tu que je n’ai pas d’histoire à raconter aux gens qui se déchaînent et veulent savoir ma vie ? Ces gens à qui je me livre ; ces gens qui me voient si extraverties Eva, dis-leur quelque chose et peut-être j’aurai une histoire. Une histoire. Deux adolescentes. Avec des rêves et de l’amitié pour crédo. Dis-leur Eva que la blessure n’est pas la plaie saignante. Puisque tu ne parleras pas Eva, puisque tu ne me défends jamais toi, je dirai à tous ces gens qui viennent puiser un peu de moi au nom de la dignité, qu’en enfer j’ai été toujours une femme noire, debout. Mais ces gens, arriveront-ils à démasquer les contrées interdites et solitaires en moi ? Arriveront-ils à briser la carapace de mon sourire ?

Cette fin de journée d’août 2009, je t’ai attendue patiemment Eva quand tu parlais avec un mec. Tu étais partie pour voir cet ami à toi et je t’avais accompagnée. Il se faisait tard. Je t’avais dit qu’on devait rentrer. Mais vois-tu, tu n’écoutes jamais lorsqu’on te parle. A notre retour, ton copain, celui avec lequel tu vivais pendant des années a déversé toute sa rage sur toi. Il t’a frappé sous mes yeux. Parce que tu étais rentré trop tard. Eh bien sûr j’ai pris ta défense. Alors il m’a aussi frappé. Il n’était pas question que je lui laisse faire. Il n’était pas question qu’un homme, que ton homme Eva me frappe. Alors j’ai riposté. Je l’ai frappé à mon tour. Et j’ai payé... sept ans de ma putain de vie sous les écrous. Oubliée. Emprisonnée. Internée. Au fil des ans, mon père avait perdu l’espoir de me revoir libre. Il est mort à cause de moi. A sa disparition, j’ai cru que tu y serais venue me voir Eva. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 est passé. Je croyais que c’était la fin des temps. Et puis après, je t’ai attendue. J’ai quitté la taule le14 juin 2016 à 5h P.M. Eva, je t’ai attendue, je t’ai espérée mais tu n’es jamais venue.

Libre maintenant, j’y traîne bien souvent un bout de solitude partout où je vais. Quand je te revois dans les rues de Port-au-Prince Eva, je ne sais quelle ombre fugitive que je suis. Tu ne me vois pas. Je ne sais quelle voie emprunter. Personne ne me voit. Personne ne voit mes soirs d’insomnies et mes douleurs. Je ne suis qu’une ombre, Eva. L’ombre d’un oiseau blessé.