— Tu es prête ?
Dans le noir, je sentis sa main prendre la mienne et la serrer. Des chuchotements fourmillaient derrière le rideau. En coulisses, ça courait sur la pointe des pieds. Les... [+]

Il faisait très noir.
Jude reposait sur le dos, les bras en croix, le front encore chaud de l'effort, sur le bitume plat, froid et dur. Sa cage thoracique se soulevait de façon chaotique. Le feu qui lui brûlait encore les yeux et qui lui déchirait les poumons l'empêchait de regarder les étoiles. Ça le contrariait un peu, et puis il y avait ce foutu lampadaire juste au-dessus de lui qui l'éblouissait et donnait au ciel une couleur opaque et violacée.
Il avait un peu trop couru. Son dos qui se soulevait au rythme de sa respiration frottait sa chemise sur le sol rugueux. La chaleur montait, le froid le prenait par les omoplates, sur le bitume plat, froid et dur. Les passants s'écartaient de lui, craintifs et réprobateurs.
Jude ne le prenait pas mal. Paul lui avait dit de ne pas le prendre mal. Il lui avait dit de prendre une chanson triste et de la rendre plus belle. De se rappeler de la garder dans son cœur, et que seulement alors il pourrait commencer à voir les choses sous un meilleur angle.
Conneries ! Jude ricana, d'un gloussement essoufflé, et la petite dame qui passait à côté de lui s'écarta avec un glapissement surpris. Jude n'avait pas de chanson en tête. Pas même des chansons tristes. Et pas assez de belles choses dans son cœur pour pouvoir embellir quoi que ce soit. Un filet humide coula le long de ses tempes. Devant ses yeux passait la danse charmante et éternelle des jambes de Nina. Fines et vives sous sa robe d'été, terminées par de jolis petit souliers vernis. Les larmes lui imbibaient maintenant l'arrière du cou et n'allaient pas tarder à former une minuscule flaque par terre sous sa nuque. Jude se renfermait dans son malheur, s'y blottissait, s'y complaisait. On était tellement mieux ici, sur le bitume plat, froid et dur, tellement mieux que sur le divan. Ici, c'était le réel.
Les sages conseils de Paul ne l'avaient jamais mené à rien. « Sors de chez toi », qu'il disait. « N'aie pas peur, Jude, t'es fait pour sortir et aller la trouver » qu'il insistait. Tu sais quoi, Paul ? Va bien te faire foutre. « Dès que tu l'auras dans la peau, tu commenceras à voir les choses sous un meilleur angle ». Ben il était sorti de chez lui. Et il l'avait trouvée. Il l'avait dans la peau, même. Et il était triste à mourir.
L'image du sourire de Nina s'imprima derrière son front, de ses dents blanches, encadrées par ses lèvres rouges étirées en un sourire. Son petit nez recourbé. Ses yeux noirs au fond desquels brillait une petite lueur de malice. Ses cheveux attachés en une lourde natte qui pendait sur ses épaules. Ses épaules fines et fragiles sous sa robe. Sa robe de coton rouge qui voltigeait autour de ses jambes, ses jambes... La danse charmante et éternelle de ses jolies jambes.
Il faisait vraiment froid. Les mâchoires de Jude se serraient convulsivement. Il ne voulait pas quitter le sol, il était bien, au fond du trou, sur le bitume plat, froid et dur, là où il savait qu'il ne pourrait pas tomber plus bas. Il voulait mourir là... Non, vivre là, éternellement. Bon sang, pourquoi n'avait-elle pas voulu de lui ?
En combien peu de temps Nina était devenue sa raison d'être ! Et par une terrifiante et incompréhensible ironie, sa raison d'être ne pouvait pas le souffrir. Que pourraient y changer les paroles mièvres et réconfortantes de Paul ? Jude ferma les yeux, très fort, pour s'empêcher de réfléchir.
Il se prit à rêver, paresseusement, aux variables qu'il aurait fallu modifier pour se faire aimer de sa petite déesse en robe rouge. La délicatesse ? Il avait attendu qu'elle soit seule... La poésie ? Il lui avait apporté un bouquet de fleurs des champs. Le romantisme ? Il s'était habillé, coiffé, parfumé avec soin... Non, songea-t-il avec humeur, la demande était parfaite. L'esprit de Jude à la dérive finit par saisir vaguement la vérité : quoi qu'il fît, Nina ne serait jamais sienne.
Probablement parce qu'il n'était pas fait pour elle...
Probablement parce qu'il ne la méritait pas.
Jude ressassait, remâchait, ruminait. Et il savait très bien qu'il ne devait pas. C'était mauvais pour sa santé. Jude avait toujours eu tendance à la dépression, même avant Nina, surtout avant Nina. Autrefois, ce qui le ravageait, c'était la guerre, la pauvreté, la faim, l'injustice. Maintenant elle. Que disait Paul déjà ? « Quand tu souffres comme ça, hé, Jude, laisse tomber, arrête de porter le monde sur tes épaules ».
Jude ne portait pas le monde sur ses épaules. Plus maintenant. Jude avait déposé le monde par terre aux pieds de Nina. Pourtant, Jude était plutôt du genre altruiste, avant Nina. Et pendant Nina aussi. Mais maintenant, on était dans un après-Nina. Et sans Nina, le monde n'avait plus d'importance.
Jude pensa un instant, confusément, à se tuer. Ce serait facile, la Seine était juste là, il faisait noir, personne n'irait le repêcher. Puis il chassa cette idée avec nonchalance. Une paresse trouble l'avait saisi tout entier. Il se sentait apathique, incapable de rien ressentir d'autre que la douleur et la déception amère, de rien voir d'autre que la voûte étoilée et la danse éternelle des jambes de Nina. La douleur. « Tu sais très bien, la douleur n'est qu'une idiote qui se la joue en rendant le monde un peu plus froid... » Paroles de psy ! Paul McCartney n'était qu'un psy après tout, payé pour faire croire à Jude des choses agréables et encourageantes, seulement Jude voulait la vérité, et la vérité laissait dans la bouche un goût âcre de sang et de salive mêlées. La douleur... Une idiote... Sérieusement, Paul ?
Elle ne voulait pas de lui. Cette idiote de douleur avait bien réussi son coup. Le monde de Jude était devenu glacial. Il frissonna sur le bitume gelé. Son dos commençait à s'engourdir. Et s'il restait là, toute la vie, jusqu'à sa mort ?
Et puis son estomac gargouilla. Juste comme ça, Jude avait faim. C'était bien sa veine, pour une fois qu'il se sentait une veine poétique. Il attendit un peu, mais son ventre ne tarda pas à protester à nouveau. Il poussa un long soupir et se redressa. Il faisait vraiment froid, il était devenu tout raide. Il plia son bras ankylosé et fouilla de ses doigts gourds dans la poche de son jean. Il en sortit quelques pièces jaunes.
Jude se releva et marcha d'un pas conquérant et bancal vers la boulangerie la plus proche.
Des Nina, il en existait des tonnes sur terre.
Et Paul pouvait bien aller se faire foutre.
Jude reposait sur le dos, les bras en croix, le front encore chaud de l'effort, sur le bitume plat, froid et dur. Sa cage thoracique se soulevait de façon chaotique. Le feu qui lui brûlait encore les yeux et qui lui déchirait les poumons l'empêchait de regarder les étoiles. Ça le contrariait un peu, et puis il y avait ce foutu lampadaire juste au-dessus de lui qui l'éblouissait et donnait au ciel une couleur opaque et violacée.
Il avait un peu trop couru. Son dos qui se soulevait au rythme de sa respiration frottait sa chemise sur le sol rugueux. La chaleur montait, le froid le prenait par les omoplates, sur le bitume plat, froid et dur. Les passants s'écartaient de lui, craintifs et réprobateurs.
Jude ne le prenait pas mal. Paul lui avait dit de ne pas le prendre mal. Il lui avait dit de prendre une chanson triste et de la rendre plus belle. De se rappeler de la garder dans son cœur, et que seulement alors il pourrait commencer à voir les choses sous un meilleur angle.
Conneries ! Jude ricana, d'un gloussement essoufflé, et la petite dame qui passait à côté de lui s'écarta avec un glapissement surpris. Jude n'avait pas de chanson en tête. Pas même des chansons tristes. Et pas assez de belles choses dans son cœur pour pouvoir embellir quoi que ce soit. Un filet humide coula le long de ses tempes. Devant ses yeux passait la danse charmante et éternelle des jambes de Nina. Fines et vives sous sa robe d'été, terminées par de jolis petit souliers vernis. Les larmes lui imbibaient maintenant l'arrière du cou et n'allaient pas tarder à former une minuscule flaque par terre sous sa nuque. Jude se renfermait dans son malheur, s'y blottissait, s'y complaisait. On était tellement mieux ici, sur le bitume plat, froid et dur, tellement mieux que sur le divan. Ici, c'était le réel.
Les sages conseils de Paul ne l'avaient jamais mené à rien. « Sors de chez toi », qu'il disait. « N'aie pas peur, Jude, t'es fait pour sortir et aller la trouver » qu'il insistait. Tu sais quoi, Paul ? Va bien te faire foutre. « Dès que tu l'auras dans la peau, tu commenceras à voir les choses sous un meilleur angle ». Ben il était sorti de chez lui. Et il l'avait trouvée. Il l'avait dans la peau, même. Et il était triste à mourir.
L'image du sourire de Nina s'imprima derrière son front, de ses dents blanches, encadrées par ses lèvres rouges étirées en un sourire. Son petit nez recourbé. Ses yeux noirs au fond desquels brillait une petite lueur de malice. Ses cheveux attachés en une lourde natte qui pendait sur ses épaules. Ses épaules fines et fragiles sous sa robe. Sa robe de coton rouge qui voltigeait autour de ses jambes, ses jambes... La danse charmante et éternelle de ses jolies jambes.
Il faisait vraiment froid. Les mâchoires de Jude se serraient convulsivement. Il ne voulait pas quitter le sol, il était bien, au fond du trou, sur le bitume plat, froid et dur, là où il savait qu'il ne pourrait pas tomber plus bas. Il voulait mourir là... Non, vivre là, éternellement. Bon sang, pourquoi n'avait-elle pas voulu de lui ?
En combien peu de temps Nina était devenue sa raison d'être ! Et par une terrifiante et incompréhensible ironie, sa raison d'être ne pouvait pas le souffrir. Que pourraient y changer les paroles mièvres et réconfortantes de Paul ? Jude ferma les yeux, très fort, pour s'empêcher de réfléchir.
Il se prit à rêver, paresseusement, aux variables qu'il aurait fallu modifier pour se faire aimer de sa petite déesse en robe rouge. La délicatesse ? Il avait attendu qu'elle soit seule... La poésie ? Il lui avait apporté un bouquet de fleurs des champs. Le romantisme ? Il s'était habillé, coiffé, parfumé avec soin... Non, songea-t-il avec humeur, la demande était parfaite. L'esprit de Jude à la dérive finit par saisir vaguement la vérité : quoi qu'il fît, Nina ne serait jamais sienne.
Probablement parce qu'il n'était pas fait pour elle...
Probablement parce qu'il ne la méritait pas.
Jude ressassait, remâchait, ruminait. Et il savait très bien qu'il ne devait pas. C'était mauvais pour sa santé. Jude avait toujours eu tendance à la dépression, même avant Nina, surtout avant Nina. Autrefois, ce qui le ravageait, c'était la guerre, la pauvreté, la faim, l'injustice. Maintenant elle. Que disait Paul déjà ? « Quand tu souffres comme ça, hé, Jude, laisse tomber, arrête de porter le monde sur tes épaules ».
Jude ne portait pas le monde sur ses épaules. Plus maintenant. Jude avait déposé le monde par terre aux pieds de Nina. Pourtant, Jude était plutôt du genre altruiste, avant Nina. Et pendant Nina aussi. Mais maintenant, on était dans un après-Nina. Et sans Nina, le monde n'avait plus d'importance.
Jude pensa un instant, confusément, à se tuer. Ce serait facile, la Seine était juste là, il faisait noir, personne n'irait le repêcher. Puis il chassa cette idée avec nonchalance. Une paresse trouble l'avait saisi tout entier. Il se sentait apathique, incapable de rien ressentir d'autre que la douleur et la déception amère, de rien voir d'autre que la voûte étoilée et la danse éternelle des jambes de Nina. La douleur. « Tu sais très bien, la douleur n'est qu'une idiote qui se la joue en rendant le monde un peu plus froid... » Paroles de psy ! Paul McCartney n'était qu'un psy après tout, payé pour faire croire à Jude des choses agréables et encourageantes, seulement Jude voulait la vérité, et la vérité laissait dans la bouche un goût âcre de sang et de salive mêlées. La douleur... Une idiote... Sérieusement, Paul ?
Elle ne voulait pas de lui. Cette idiote de douleur avait bien réussi son coup. Le monde de Jude était devenu glacial. Il frissonna sur le bitume gelé. Son dos commençait à s'engourdir. Et s'il restait là, toute la vie, jusqu'à sa mort ?
Et puis son estomac gargouilla. Juste comme ça, Jude avait faim. C'était bien sa veine, pour une fois qu'il se sentait une veine poétique. Il attendit un peu, mais son ventre ne tarda pas à protester à nouveau. Il poussa un long soupir et se redressa. Il faisait vraiment froid, il était devenu tout raide. Il plia son bras ankylosé et fouilla de ses doigts gourds dans la poche de son jean. Il en sortit quelques pièces jaunes.
Jude se releva et marcha d'un pas conquérant et bancal vers la boulangerie la plus proche.
Des Nina, il en existait des tonnes sur terre.
Et Paul pouvait bien aller se faire foutre.
Un très agréable moment de lecture.
Au plaisir,