Henriette

J'me présente, je m'appelle Henriette.

Comme dans la chanson, je voulais "réussir ma vie", je voulais "être aimée", et ma foi je crois bien y être arrivée. Comment mesure-t-on la réussite, si ce n'est à l'aune de l'amour des autres ? Sur mon baromètre, l'aiguille indique toujours "beau temps".

On continue avec la chanson ?
"Être belle, gagner de l'argent" : pas vraiment, mais qu'importe ? "Puis surtout être intelligente" : et ça, on le mesure comment ? Je ne suis ni bête ni une tête, mais j'ai quand même eu mon certificat d'études, deuxième du canton – oui monsieur. Si j'avais terminé première, mes parents m'auraient laisser aller au collège, j'aurais quitté ma Bretagne natale pour entreprendre de longues études, je serais devenue avocate à Paris et j'aurais baladé mon fume-cigarette en bakélite aux soirées de monsieur Durand. Quelle horreur !

Tout compte fait, ce n'est pas si mal de finir deuxième. Je ne dis pas ça parce qu'on m'a affublé du surnom douteux de "Poulidor du troisième âge" ! Et d'un, je vis encore chez moi. De deux, mes amours de jeunesse s'appelaient plutôt Robic et Bobet, des enfants du pays dont on a monté la rivalité en épingle.

En parlant d'épingle, je suis couturière, et bien avant de devenir une "Poulidor", j'ai été une véritable poule aux œufs d'or pour mon mari, à qui j'ai donné sept beaux enfants – oui monsieur.
J'appelais affectueusement ma marmaille "mes sept merveilles". Je les ai tous menés à bon port, à travers vents et marées.
Ah, pour cela, il a fallu que je "bosse à plein temps", ça c'est vrai ! Hum, je retire cette dernière phrase, il ne faudrait surtout pas qu'on me confonde avec la Mère Denis. Les journalistes seraient trop heureux de m'accoler un nouveau surnom, déjà qu'ils écrivent souvent – et à tort – que je suis une Bigoudène, et qu'ils me demandent régulièrement des photos de moi avec la coiffe traditionnelle...

Il faut dire que je suis devenue un personnage de la presse régionale. À trente ans je cousais la gabardine et la cotonnade dans les cris de mes jeunes enfants. Soixante ans plus tard, je courais les meetings et les stades sous les cris de mes arrière-petits-enfants.

Selon mon docteur, je fais partie de ces personnes qui se sont découvert sur le tard un potentiel sportif exceptionnel.
J'ai ça en moi, apparemment. C'était "latent", comme dit le toubib, et pour attendre j'ai attendu !
Pourtant, gamine, je ne courais guère. Je n'aimais pas ça, et puis, ça ne se faisait pas dans ma famille plutôt rigide (d'esprit, pas de jambes).
Adulte, j'ai surtout couru après le temps, comme nous tous en vérité.
Il a fallu que l'arthrose m'empêche de coudre pour que je lève enfin les yeux sur le monde. Et que survienne le décès de mon mari pour que je sorte de mon nid.
Veuve septuagénaire, je me suis mise à voyager, j'ai rencontré du beau monde et je me suis essayée à des tas de choses, comme l'informatique, l'écriture ou la confection de kimchi.

Mais j'avais la bougeotte. Marre d'être assise ! Alors sur les conseils de ma fille aînée, je me suis inscrite à son club de marche nordique. J'allais sur mes quatre-vingts ans. Ça m'a plu, mais j'en bavais comme un escargot, comme si mes pieds collaient au sol.

Un jour, dans le parc, un vieillard en short nous a dépassés en trottinant. Je me suis dit : «  Ça je peux le faire ». J'ai confié mes bâtons à la marcheuse voisine, puis, sous les yeux stupéfaits du moniteur et de ses ouailles quadrupèdes, je me suis lancée à la poursuite du pépé devant nous, à toutes petites foulées d'abord, puis en allongeant le pas. J'ai fini par rattraper mon lièvre chenu, non sans mal, avant de m'arrêter, toute essoufflée mais immensément fière de ma petite blague.

Le moniteur et ma fille m'ont passé un savon, et les jours suivants j'ai "morflé" comme diraient les jeunes. Mes courbatures m'ont révélé des muscles dont j'ignorais l'existence. J'avais quatre fois l'âge de galoper après les hommes dans les parcs !

Mais la graine était semée : je voulais éprouver à nouveau cette sensation de bondir, le plaisir de sortir du peloton et de prendre le large. C'est comme si j'avais toujours roulé en première et que je découvrais les autres vitesses.

J'ai eu beaucoup de mal à trouver un club de course à pied qui accepte les arrière-grands-mères. Question d'assurance, de risque médical, et d'homogénéité des niveaux (quel baratin !)

J'avais pourtant un certificat de mon docteur. Il trouvait ça très drôle : c'est le genre de médecin qui considère qu'après un certain âge on a le droit de tout essayer. Je crois qu'il m'aurait signé le papier les yeux fermés si j'avais voulu me mettre à la boxe thaï.

Devant mon insistance, un gentil jeune homme m'a invitée à une séance, histoire de me dégoûter je pense.
Il est resté avec moi, tandis que les autres filaient en avant, sourire en coin. Nous avons trottiné un ou deux kilomètres. Un peu inquiet, il m'a conseillé plusieurs fois de ralentir. J'avais l'impression de passer un entretien d'embauche, alors je jetais toutes mes forces dans la bataille. Tant pis pour les courbatures. Question douleurs, j'en ai vu d'autres : je n'ai pas commandé mes sept enfants sur Amazon ! "Lol", c'est ainsi qu'on dit ?
À la fin de la séance, le petit jeune m'a dit qu'on pouvait s'arranger : j'allais courir avec les plus lents... mais seulement pendant leur échauffement. Si toutefois je trouvais d'autres personnes de mon âge, elles seraient les bienvenues (leurs chéquiers aussi).

Les vieux prêts se disloquer sur le bitume ça ne court pas les rues, justement, mais il m'en faut plus pour me décourager. J'ai activé mon réseau (sans allumer un seul ordinateur) et le dimanche suivant j'avais Thérèse, Denise et René à mes côtés. Thérèse en basket, c'est un peu comme le pape en tutu. Quant à René, il nous a suivi avec son fauteuil électrique.

De fil en aiguille (encore la couture !) j'ai agrandi mon petit cercle de cheveux blancs et mauves, et bientôt nous étions une dizaine à secouer nos vieux os dans les allées du parc.
Hélas, tout le monde n'a pas un Mimoun caché au fond de lui, ou alors très profondément ! Nos sorties sont devenues un prétexte à la rigolade, les jeunots de soixante-dix ans essayaient vaguement de relever le défi, tandis que d'autres comme René se découvraient une vocation de supporteur bruyant. Le club m'a demandé de ramener de l'ordre dans cette petite troupe d'agités.

De mon côté, je courais de plus en plus longtemps et vite, jusqu'à trouver mes limites naturelles.
J'ai d'abord rigolé quand on m'a demandé si je voulais participer à une compétition dans la catégorie des plus de 80 ans. « Pourquoi pas ? Chiche ! »
Bien m'en a pris, j'ai fini deuxième du 10 km, et ce soir-là j'ai rapporté ma médaille en plastique à la maison comme s'il s'agissait de la Légion d'honneur.

Vous connaissez peut-être le reste de l'histoire. Pendant dix ans j'ai régressé moins vite que les autres concurrents. De championne locale, je suis devenu championne régionale puis une référence nationale, tandis que mes adversaires passaient leur tour... ou l'arme à gauche (t'as pas osé cette blague, Henriette !).
J'ai très souvent terminé deuxième, derrière une certaine Jeanine qui est devenue ma meilleure amie. Elle me coiffait toujours sur le poteau en s'excusant. Notre rivalité était une pure invention des journalistes, comme toujours.
Je devais retrouver Jeanine la semaine prochaine, pour une course de charité à Lyon, mais je viens d'apprendre qu'elle est partie courir sa chance dans l'au-delà.
Mon tour viendra, je le sais. En attendant, je vais continuer à enchaîner les tours de pistes sous les encouragements de ma merveilleuse descendance et de mes vieux complices.

On change un peu les paroles de la chanson ? "Je veux mourir m̶a̶l̶heureuse, pour ne rien regretter". Ma foi, je suis sur la bonne voie.