Heavyweight

J'aime le café chaud, les bières fraîches, et les mots jamais tempérés. Pas nécessairement dans cet ordre. Insta : @casecritcomment

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Je ne me souviens pas de grand-chose. Tout est allé si vite.

Il y a quelques instants à peine je me levai, les yeux difficilement entrouverts et l’esprit encore embrumé. Je ne m’attendais à rien pour cette journée. À rien de nouveau, de neuf, rien de notable ou d’important. À rien du tout, si ce n’est à ce que je me gratte. À ce que ça me gratte. À ce que ça me démange. Jusqu’à ce que je saigne et que j’en mette partout. Rien de neuf, rien d’important. Je ne m’attendais à rien du tout, sinon à disparaître. Comme d’autres matins. Se dissoudre sous les draps, à l’abri de la couette, loin de tout et de tous, surtout de tous : il y en a toujours trop de tous. Y rester jusqu’à ce que le souffle chaud de mon propre dioxyde de carbone s’ennuie et songe à m’étouffer. Y rester jusqu’à ce qu’il y arrive presque et jeter le tout – les draps la couette le dioxyde – d’un geste brusque, respirer un peu trop vite un peu trop fort et s’étouffer du trop d’air avalé goulument. Fermer les yeux tandis que la gorge pique, tousser un peu d’abord, beaucoup ensuite. Se calmer. Repartir sous les draps. Se dissoudre à nouveau. Avant que ça gratte.

Je ne m’attendais à rien et je n’ai pas été déçu. Ça a commencé à me gratter très vite. Très fort. Au bout des doigts, d’abord. Ça commence toujours au bout des doigts quand ça commence à me gratter. Au début, des petites fourmis sous les ongles, rien de bien méchant. Ça démange un peu, tout le monde en a de temps en temps, ça part comme ça vient. Comme une envie de pisser. Mais elles ne partent jamais. Elles restent là, confortables et provocatrices, elles restent là et elles me narguent.

Je ne m’attendais à rien. J’ai quand même été surpris. Pas de fourmis au bout des doigts. Ça a commencé trop vite, trop fort. Sous les doigts sous la peau sous tout le reste, même au bout du pied, j’ai senti que ça bougeait et que ça traînait, que ça faisait des tours et des tours, comme un lion dans sa cage. Alors j’ai tenté et je l’ai laissé sortir, tant bien que mal, même si j’en avais aucune envie. Je l’ai laissé sortir, je me suis écarté, le lion a rugi et il s’est tiré, il s’est fait la malle et il s’est étalé partout là où je grattais et il s’y est allongé et il s’y est lové paisiblement. J’ai tenté j’ai tenté j’ai tenté autant qu’il le souhaitait, je n’avais pas de droit ni de devoir sur ce qu’il se passait – je n’en ai pas je n’en ai jamais -, je l’ai senti tourner tourner tourner et je l’ai entendu rugir rugir rugir et je l’ai laissé sortir sortir -. Rien à faire. Il était là, prêt à gicler hors de moi, prêt à me déchiqueter les doigts les entrailles les yeux, prêt à tout ; là, sur moi, dans moi, prêt à m’envelopper et à m’étreindre comme un parasite haineux. Il faisait ses griffes sur mon crâne et je priais pour qu’il arrête.

Il voulait passer, je le sentais au bout de mes doigts et c’était trop fort et c’était trop dur alors il m’a entrouvert et il s’est échappé, ça s’est mis à couler de partout et j’ai gratté gratté gratté et il s’est répandu partout sur moi tandis que je grattais. Il s’est répandu jusqu’à remplir la pièce, presque timidement d’abord – des petits jets ici, là comme un enfant qui peint dans l’hésitation, les doigts perdus entre son pinceau et son inspiration - puis rageusement ensuite, il a rempli la pièce de son excès, d’envie de furie de folie, il a inondé la pièce jusqu’à se faufiler entre les lattes de mon plancher du plancher que je loue bien qu’on m’ait dit de ne pas louer louer c’est jeter de l’argent par la fenêtre il a inondé la pièce à se faufiler entre les billets que je jette par la fenêtre et à goutter chez les voisins.

J’ai tout fait pour m’y baigner et ne pas m’y noyer, j’ai tout fait et ça s’est joué à pas grand-chose. Je l’ai senti remonter jusqu’à ma gorge jusqu’à ma bouche c’est rentré à l’intérieur et j’ai senti le goût âcre et huileux de l’encre qui redescendait dans ma trachée et qui glissait, lentement, jusqu’à sa grotte, son antre.

C’est sûrement la dernière fois que ça me gratte. C’est sûrement la dernière fois que je me baigne tandis qu’il se répand tout autour de moi, tandis qu’il s’entasse contre la fenêtre prête à céder sous son poids sous sa force sous son charme; c’est sûrement la première fois que je me noie. Ici, maintenant. Je tente de m’accrocher aux meubles, je me jette sur la table et je m’y ancre. Les jointures blanchissent, le parquet tremble, ce même parquet de billets qu’il traverse et transperce depuis qu’il a inondé mon appartement, ce même parquet tremble et crie qu’il est prêt lui aussi. Prêt à céder, prêt à lâcher complètement, à faire sécession en un geste en une latte qui tourne et qui bascule sans attendre les autres, une latte qui tourne et qui tombe chez les voisins inquiets déjà de ces gouttes qui salissent leur moquette bleu ciel je crois qu’ils viennent de la faire poser.

Ça y est. C’est tout autour de moi maintenant. Plus que ça. Qui remplit la pièce. Plus d’espace pour respirer. Je m’agrippe toujours à la table dans l’attente que -. Comme un baroud d’honneur une dernière chance un dernier espoir. L’idée que cette table me sauve, d’une quelconque façon, l’idée qu’elle me sauve, qu’elle me protège même, m’enivre. Oui, peut-être que m’agripper à cette table jusqu’à ce que mes jointures blanchissent est le salut que j’attends, mon salut, tangible et stable, en bois et sur quatre pieds qui pénètrent presque le sol, sans effort et sans hésitation.

Mais je flotte maintenant. Je ne vois plus rien, j’ai dû fermer les yeux et je ne peux pas les rouvrir; je ne vois plus rien mais je sens que je flotte. En apesanteur dans cette chambre que je loue, en apesanteur dans tout ce qui se déverse autour de moi et me porte et me ballotte sans ménagement, la table avec d’ailleurs mon salut amèrement chahuté et charrié loin de moi sans que je puisse m’y opposer comme un enfant auquel on retire son ballon gonflable.

Quelque chose m’enivre maintenant. Le manque d’air, le manque de table aussi peut-être où est mon ballon gonflable. J’entrouvre la bouche, à peine, ma langue poisseuse se perd dans ma gorge, au loin, jusqu’à glisser lentement là-bas, dans la grotte, à l’ombre de mon corps en suspens. J’ouvre les yeux, j’essaie, je ne sais plus, je les referme aussitôt sans savoir sans comprendre sans deviner : suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermé ? Peut-être les deux.