Grand Bain

Ecrire le plus possible pour aller à la rencontre des lecteurs. Naviguer des atmosphères aux personnages, ou inversement, pour trouver une bonne histoire, LA bonne histoire. Romans : L'enfance ... [+]

Image de Portez haut les couleurs ! - 2021
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Septembre
Delphine pousse la porte du vestiaire de la piscine coupant court au chahut. Dix paires d’yeux se tournent vers elle.
- Je suis la nouvelle entraîneure de natation synchronisée de l’équipe une, vous pouvez m’aider ?
- La une, c’est nous, répondent en chœur quatre ou cinq voix.
Dix filles portent le même maillot noir auquel est accroché un pince-nez rose, leurs cheveux ont disparu sous un bonnet blanc, les lunettes plaquées au-dessus. Delphine enfile son short et son tee-shirt. Elle a été engagée par le club pour décrocher la première place lors de la compétition en Nationale 3 qui se tiendra en mai prochain. Delphine marche le long du bassin dans lequel les nageuses crawlent en rythme entre les lignes d’eau. L’atmosphère résonne à la moindre parole, la chaleur entre les baies vitrées avive une légère odeur de chlore. Elle fait demi-tour, en fin de saison qui sait combien de kilomètres elle aura parcouru.

Octobre
Dix nageuses de choc, fortes, rapides, sachant glisser dans l’eau, se déplacer dans les trois dimensions, ayant le goût de la perfection et de l’effort. Dix personnalités, Louise, discrète, Apoline, facilement découragée, Edith, charmeuse, Marie, inventive, Flora, un peu insolente, Sirine, bavarde, Lucie, sérieuse, Natacha, enthousiaste, Mouna, patiente, Inès, généreuse.
Dans le monde de la synchro le flambeau passe de génération en génération. Des adolescentes arrachent à l’eau des poussées et des arabesques, de jeunes adultes deviennent des entraîneurs exigeants. Plus tard, elles se transformeront en juges sévères. Delphine vingt-sept ans, rousse, est issue du sérail, à elle de conjuguer tous les facteurs pour qu’il ne reste que l’envie de nager et de se dépasser.

Novembre
Delphine traîne ses claquettes au bord du bassin. En arrivant, elle est passée au bureau du club. Pierre, le président l’attendait avec un air buté.
- Tes filles vont bien nous préparer quelque chose, pour attirer du monde au gala de Noël ! Tu leur mets un joli maillot, elles lèvent un peu la jambe et c’est tout ce que je veux.
Elle en reste d’abord muette de stupéfaction. Dimanche prochain les nageuses passent des épreuves techniques qu’elles travaillent avec acharnement : des grands écarts, des postures, huit figures de compétition, propulsion en apnée et, point d’orgue de ce quasi parcours du combattant, un ballet imposé qui mêle la technique, la glisse, la vitesse et la cruciale interprétation artistique. Epuisant mais obligatoire, alors il faut nager, corriger, recommencer. Ensuite elles monteront le ballet du championnat pour une seule démonstration de trois minutes cinquante.
- Mes filles ne sont pas des poupées qui lèvent la jambe pour attirer du public. Ce sont des sportives ! Tu as conscience du niveau d’exigence?
Elle a claqué la porte du bureau, estomaquée par un tel étalage de machisme et d’incompétence. Elle ne leur dira rien de l’échange avec Pierre, elle les protègera.
« Ariane », « Marsouin », de jolis noms qui masquent l’extrême difficulté des figures. La tête en bas, les yeux ne voient que les murs du bassin, en suspension dans la masse liquide, les narines bloquées par le pince-nez. Sirine se laisse couler avant de s’asseoir sur le bord.
- Je n’en peux plus Delphine, j’ai mes règles, j’arrête pour ce soir.
Les sirènes se confrontent aux inévitables retours du sang. Les entraînements les épuisent, elles rentrent au vestiaire les jambes tétanisées, la tête vide, le dos douloureux. « Mes filles », les appelle Delphine, leur petite mère et leur sœur aînée, pendant quelques heures par semaine.

Décembre
Tap, tap, tap, la tige métallique frappe le barreau de l’échelle égrenant un décompte immuable de 1 à 8. Les ondes assourdies parviennent à quatre nageuses qui glissent en carré, cassent le buste vers l’avant, tendent une jambe puis l’autre, dans un savant décalage de quarts de tour, fouettent l’eau puis reviennent en surface bras levés, jambes actives .
- Vous n’êtes pas dans les comptes ! crie Delphine. Louise le deuxième tendu est à quatre! Natacha garde ta distance, Inès ça ne va pas du tout !
La discussion est terminée, Delphine s’éloigne.
- On y retourne ! lance Natacha en repositionnant son pince-nez.
Décembre est un mois lourd, au lycée les contrôles se succèdent et à la piscine Delphine veut de la concentration, de la mémoire, de la précision. Leur corps devient un poids qu’il faut brusquer et leur tête sature d’informations. Pourquoi nagent-elles ? Pour la force et la joie, pour la liberté découverte dans un collectif bienveillant, pour le précieux moment où tout fonctionne de la pointe des pieds jusqu’au bout des doigts.

Janvier
Le club ne financera pas le maillot de compétition dixit Pierre. Delphine est furieuse. Les filles rêvent d’un maillot bleu clair avec des ailes d’ange pailletées comme les Russes ou en écailles d’argent comme les Espagnoles. La synchro a ses stars, Virginie Dedieu, Natalia Ishchenko, Gema Mengual, des équipes mythiques, des sommets inaccessibles pour des groupes comme le leur mais qu’importe, ensemble, quand elles cherchent la meilleure combinaison technique, les mouvements de bras les plus émouvants, elles incarnent l’âme de leur sport, étrange rencontre entre le milieu aquatique et les corps terrestres.

Février
Delphine a l’impression que rien n’avance. Flora boude parce qu’elle a choisi Natacha pour le « porté», Mouna rêvasse et pour finir Edith s’est démis l’épaule en tombant au ski ! Delphine voudrait les enfouir dans du coton pour être certaine qu’il ne leur arrivera rien.
S’imprégner de la musique, répéter « à sec » avec les bras ce qui sera nagé dans l’eau. Marie prend la place d’Edith sous les pieds de Natacha quand elles l’éjecteront dans les airs dans une pirouette explosive. De ces efforts le jury ne devra voir que la légèreté, la facilité et la grâce.
Les enchaînements répétés par séquences de vingt secondes prennent l’allure de naissances infinies, apnées dans un liquide presque amniotique pour sortir la tête d’un coup.

Mars
Le ballet est prêt, deux minutes surchauffées par la gigue irlandaise de « Titanic » suivies par une minute cinquante de la douceur de « Finding beauty » de Craig Armstrong. Les filles récoltent les fruits de leurs efforts, elles montent des verticales hanches hors de l’eau puis réalisent une cascade impeccable, Lucie est à temps, le duo de Mouna et de Louise est au point, Inès déploie un solo pétillant.

Avril
Nouvelles : Natacha a mal au dos, Edith nage à nouveau. Il manque « la plage », figure statique avant le plongeon. La commande des maillots n’arrive pas. Stress. L’équipe atteint sa cohésion mentale, techniquement elle progresse encore, elle arrivera bientôt au point du « lâcher prise » les cerveaux et les corps en osmose.
- Vous serez prêtes ? s’informe Pierre.
Delphine lui lance un regard glacé.
- A ton avis ?
Les filles donnent trois jours de leurs vacances pour des entraînements supplémentaires tandis que Delphine mord sur ses congés. Elles n’ont qu’une idée en tête : ne rien laisser au hasard, rien.

Mai
Le public remplit les gradins de la piscine de Lyon. Dans les vestiaires une symphonie affolée monte des iPad. Les palettes de maquillage circulent. Ombre à paupière. Selfie. Triple couche de mascara, blush, rouge à lèvres. Selfie. Fixe de laque sur le visage. Les chignons badigeonnés de gélatine liquide sèchent en une sorte de casque rigide sur lequel elles épinglent leur coiffe. Apoline grimace. Selfie. Les expirations forcées peinent à détendre les estomacs noués.
Les juges en blanc dominent le bassin sur leurs chaises hautes. L’équipe se présente à la chambre d’appel, limite pour les derniers conseils. Onze filles se prennent par le cou.
- Vous savez tout, vous avez tout, vous êtes parfaites et peu importe le résultat, ce qui compte c’est l’aventure humaine.
Une boule au fond de la gorge Delphine les lâche. Les maillots entremêlent dans un savant dessin un blanc immaculé et un bleu laser brillant. Aux premières notes dix visages rayonnent.
Elles plongent.