Grain de beauté

« Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. »

Dans l’obscurité de cette boîte, je suis devenue aveugle. Le reflet de l’anneau lumineux a transcendé son être. « Ne bouge plus. Regarde devant toi. Maintenant ferme les yeux. » Le cœur battant, je suis restée quelques instant, immobile. Une grande respiration : « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? » Dans l’éclat de la nuit, mes yeux sont restés clos.

« Est-ce que j’ai rêvé qu’il rêvait de moi ? » Peu importe. Il y a dans mon âme l’harmonie de l’instant. Les sonorités du soleil couchant, les silences de l’océan, l’onde invisible et intemporelle. Entre curiosité et méfiance, je l’ai laissé se faufiler dans les méandres de ma liberté. J’ai écourté mon bain et je l’ai rejoint. Dans les allées des marchés, je me suis laissé bercer par cette note singulière. « Il faut avoir une musique à soi pour faire danser le monde ». Nietzche a rythmé cette époque sacrée. L’été dernier, nous avons même partagé nos secrets. Il m’a parlé du poids de son passé. Je lui ai confié le fardeau de ma culpabilité, de mon extrême vulnérabilité. Mon quotidien d’angoisse, l’attente des résultats et les analyses à répétition.
Peu à peu, ma lucidité me quitte. Je feins la clairvoyance et ignore ce voile sombre qui occulte désormais ma vue. En gommant les traits de ma personnalité, je suis devenue son hôte. Je l’ai accueilli et laissé coloniser une terre sans barrière. Entre gratitude et égoïsme, il se sert en elle. Dans un élan de liberté illimitée, il cède au désir. La source de mes besoins est vide mais jamais assouvie. Je suis seule face à ce puits sans eau. Seule à pouvoir le remplir. Dehors, je me sens observée. Ma mère se joint à eux. La tristesse m’envahit et tout prend feu. Mes yeux me trahissent. Des ombres immenses volent au-dessus de moi. Ces créatures aussi majestueuses que dangereuses me fixent des œillères.

Ma vision voilée et mon champ altéré, je poursuis le pèlerinage. Je lui prends la main et l’emmène sur la plage. A cet instant, un petit, minuscule, microscopique grain de sable pénètre dans mon œil. Il est un peu gênant mais rapidement je m’habitue à lui. Il me suit partout. Il mange, rit, dort avec moi. Il a une place de choix entre ma paupière et mon lobe. Il ne connait personne et son existence est réduite à ma reconnaissance. Il attend patiemment le jour où je le laisserais s’installer durablement. En attendant, il théorise, raisonne et divague. Il apprend à me connaitre. Il aime observer ma capacité à aimer et à être aimer. Après, plusieurs mois passés à mes côtés, il me fait part de ses premières conclusions, d’un air solennel : « En amour, ta capacité à prendre du recul est ta force autant que ta faiblesse. Grace à elle, tu ne tombes pas. A cause d’elle, tu n’avances pas. » Amusée, je gratte mon œil. Sans porter la moindre importance à ce grain mesquin, je sens qu’il sème en moi une désagréable sensation d’insécurité.

Infime mais irrésistible, une implosion intérieure est à l’œuvre. Elle creuse progressivement une cavité dans laquelle le grain, n’hésite pas à s’installer. A l’extérieur, rien ne transparaît. La relation est portée par l’absolue légèreté, la liberté chorégraphiée. « Te proposer de te deviner par les pores d’une peau lissée ». Je le réveille avec douceur. Je le serre dans mes bras. Je suis là où je dois être. Chaque détail de son visage attire mon attention. Entre contemplation et admiration, j’observe et j’imagine l’histoire de son nez, de sa bouche. Un mardi à 10 heures, j’ai même cru au bonheur. Ce n’était qu’un leurre. A 10h10, il s’est fait acupuncteur de mon cœur. 100 peut-être 200 rousseurs de douleurs envahirent mon ardeur. Se lever et serrer avec chaleur son for intérieur. Se répéter avec rigueur : « Regarde l'eau. Ne vois-tu pas comme elle est fraîche et belle lorsqu'elle court vers l'horizon et comme elle devient poisseuse lorsqu'elle stagne. »

Un soir de plein lune, je me dévoile. Je retire l’épaisseur de mon cœur. Il détourne le regard. Je sombre. Le grain exulte : « Il cherche à se sauver. En lutte permanente contre le temps, à la recherche d’un équilibre fantasmé, en quête d’un monde où 1+1 = 1 » Cette liaison me fait penser à un vase percé. Je me fatigue à réparer les nombreuses failles à l’aveugle. Le noir coloré s’obscurcit. Ses mots impactent toutes les parcelles de mon corps. Mon corps, cette terre où chaque graine est un mot. Certains ne poussent pas, ma chair a appris à les mettre de côté. D’autres pénètrent en profondeur, comme des mauvaises herbes qui viennent contaminer une terre fertile. « Sais-tu qu’il faut cinq générations de plantation pour assainir la terre ? » La mienne refuse d’être piétiner. Elle protège ses bourgeons sur le point de fleurir. Ils ont tous leurs odeurs, leurs couleurs, leurs saveurs. Je voudrais l’aider à cultiver sa propre terre. Fiction ou réalité, je vois une terre fragmentée. Certaines parties ont été épargnées. Magnifiques, elles sont des oasis au milieu du désert. D’autres parcelles ont été polluées, utilisées, exploitées. Face au danger, des clôtures ont été édifiées. Pour devenir l’agriculteur de son cœur, j’ai cherché l’entrée. Il m’est arrivée de l’apercevoir. Quelque fois, j’ai même réussi à la traverser. J’y ai vu des plantes assoiffées et de somptueux scions. « Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? » Dans la pénombre de sa terre, mes yeux sont restés clos. Fermés, aux appels incessants de ma terre, devenue sauvage.

Et puis, un jour, les larmes ont coulé. Leurs puretés ont irrigué nos terres. Une pluie salvatrice après des jours de sécheresse. Le grain de sable n’a pas résisté à la vague déchaînée. Emportant sur son passage les résidus nocifs d’une rancœur dissimulée, des graines se sont mises à germer. A cet instant, j’ai suis devenue irrigateur de ses terres. L’eau de vie a enivré ses sens. Une fois les larmes séchées, le répit a été de courte durée. Insuffisantes, elles ont échoué à irriguer la terre entière. Elles se sont contentées d’humidifier sa surface. Certes, le grain s’était retiré, mais le filtre aveuglant altérait toujours ma vue.
Un matin, la noirceur du filtre de café s’est fait dégager par le chuchotement d’une révélation. Lassée, de vivre dans un nuage d’obscurité, j’ai transpercé la censure de ce clair-obscur. J’enfile ma robe à fleur. Je presse un citron de Sicile. Je vais à la librairie des colonnes. Je croise ses lunettes. Livre ouvert, je bois mon café. Je croise son reflet. J’ouvre mon parapluie. Je me dirige vers le port. Il m’attend. Sourire aux lèvres, je vois désormais en noir et blanc.