Garder les yeux fermés

Just a wanderer looking for herself... hoping writing will help me.

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés? Peut-être les deux. Je me sens si légère, comme du papier transparent. Il ne faut pas qu’on me lâche, je m’envolerais au vent, me prendrais dans les branches d’un arbre et me déchirerais. Mon doux rêve se transforme en vision cauchemardesque -je m’imagine déjà, le corps déchiqueté et livré aux éléments. Alors j’ouvre les yeux. Je fais ce choix tout en sachant qu’il me condamne à l’éveil. Garder les yeux fermés, c’est conserver l’espoir de se rendormir, de pouvoir échapper encore un peu à la réalité. Les ouvrir, c’est accepter d’entamer une journée que j’aurais préféré ne jamais voir arriver. Alors je fais le choix d’ouvrir les yeux. Le changement n’est pas brutal, puisque je suis toujours plongée dans le noir. Je m’étire doucement, masse mes épaules douloureuses depuis l’entraînement d’hier. Puis je dis :
« Eveil. »
La lumière s’allume violemment et la voix nasillarde de notre unité d’accompagnement résonne dans mes oreilles.
« Bonjour, Frida. Avez-vous bien dormi ?
-Super, Uda... »
Je ronchonne car il m’est très désagréable d’avoir à interagir avec elle dès le matin. Ce n’est pas que je n’aime pas Uda, c’est juste que... Je ne sais pas... L’idée d’avoir une intelligence artificielle aux commandes de notre vaisseau me fait un peu peur. On n’a pas besoin d’être fan de science-fiction pour savoir que ces choses-là finissent souvent mal. Aujourd’hui, toutes ces histoires ne sont plus de la fiction. Elles sont devenues mon quotidien. Et laissez-moi vous dire que c’est bien moins amusant qu’il n’y parait. Notre équipage n’a pas le côté glamour des personnages de Star Trek, notre vaisseau n’est pas équipé de lasers ou de rayons tracteurs, et la seule forme de vie extraterrestre que nous ayons rencontrée est une sorte de fongus tout ce qu’il y a de plus banal. Bref, rien de bien excitant. Chaque jour, je me lève avec la boule au ventre à l’idée de devoir travailler dans cet endroit où je m’ennuie, loin de la Terre et de ma famille, tout ça pour vivre un rêve qui au final ne s’est jamais réalisé. Moi je rêvais d’aventure, de batailles spatiales, de planètes exotiques... Mais rien. L’espace est vide. Ennuyeux.
Heureusement, il y a Nate. Nate est la seule personne à bord que je ne trouve pas franchement ennuyeuse. Sauf que... Nate n’est pas exactement une personne. C’est un androïde. Et paradoxalement, il semble être le seul ici à pouvoir me comprendre. Lui qui ne peut pas comprendre ce que je ressens, puisqu’il n’a jamais éprouvé de déception ou d’ennui, semble pourtant éprouver de la compassion à mon égard. Je sais, nous avons été prévenus à notre départ... « N834 n’est pas un humain, ne vous faites pas avoir par son apparence, ne lui prêtez pas de sentiments humains, il n’est fondamentalement pas différent d’un aspirateur... blabla. » Certes. Mais un aspirateur qui m’écoute, me console, rit poliment à mes blagues, et qui en plus de ça n’est pas désagréable à regarder... Bref, je me suis attachée à lui, certainement plus que je n’aurais dû.
Dans la création de notre équipe, une certaine parité a été respectée. Nous sommes douze en tout : cinq femmes, cinq hommes, plus Nate et Uda. Dans les faits, les choses sont plus compliquées, puisque mes collègues femmes et moi-même sommes souvent victimes de railleries sexistes. Les « on s’occupe de la mission, vous allez faire la vaisselle » et autres joyeusetés ne sont malheureusement pas rares. Et généralement, lorsque nous ne sommes pas trop lasses d’être traitées comme des moins que rien ayant gagné leur place à bord simplement parce qu’elles sont « pas trop moches », comme diraient nos collègues masculins, nous répliquons. Et ils surenchérissent. Et l’ambiance à bord est invivable. Habituellement, Uda et Nate ne prennent pas position dans ce genre de situations, Uda se permettant simplement de rappeler, à travers les hauts-parleurs, les règles concernant l’entraide et la coopération que nous avions signées avant de partir. Mais il y a cinq jours, quelque chose a changé dans cette succession de sempiternelles disputes. Nate est intervenu. Alors, j’aime aussi peu que mes copines l’idée de devoir être défendue par un homme, mais Nate n’est pas un homme. C’est un androïde dont l’enveloppe corporelle a été conçue pour ressembler à l’idée traditionnelle qu’on se fait d’un homme et de ses attributs. Il ressemble aux mannequins qu’on trouve aux rayons hommes des magasins de vêtements. Mais ce n’est pas un homme. Il n’a jamais été un petit garçon à qui on aurait dit d’être fort et courageux, de ne pas se comporter comme une fille. Il n’a jamais appris à croire qu’il était supérieur à la moitié de la population mondiale. Non. Nate est pur. Pur de tout préjugé, de tout jugement. Mieux encore, il apprend par l’observation de ce qui l’entoure, sans être influencé par son éducation ou la peur de ce que peuvent penser les gens.
Alors quand il a vu, il y a cinq jours, Josh qui me postillonnait toute sa haine au visage, il a réagi. En douceur, il s’est interposé, et il a proposé à Josh une tasse de thé. Il lui a proposé de s’asseoir tous ensemble pour discuter calmement, et de ne pas se laisser aller à la violence. Josh s’en est allé en fulminant. Et Nate a dénoncé son comportement à l’Ordre Central. Josh a pour ordre de terminer la mission en cours, puis il sera renvoyé sur Terre.
En décrivant Nate, j’ai conscience de décrire l’homme idéal. Je sais que je dois être prudente et ne pas me faire avoir bêtement en tombant amoureuse d’une machine. Je dois me méfier et garder les yeux grands ouverts. Si je les ferme, je me rends à mes sentiments. Mais parfois, j’aimerais être plongée dans le noir, et oublier la réalité sordide de mon quotidien. Seule la présence de Nate me fait encore tenir.

J’ai décidé d’aller le remercier. Je lui ai exposé mon mal-être mais mon soulagement du fait qu’il soit là, avec moi, et il s’est contenté de hocher la tête. Il me tournait le dos. Je me suis approchée de lui jusqu’à pouvoir lui faire face. Sur son front, on avait gravé « N834 ». Son regard était vide. Il paraissait éteint.
« Qui t’a fait ça ? »
Mais je connaissais déjà la réponse. Furieuse, je suis allée voir Josh.
« C’est quoi ton problème ? ai-je hurlé.
-Il serait temps que cette machine soit remise à sa place. Elle n’a pas à prendre partie pour qui que ce soit ! C’est pas parce que tu es désespérée au point d’en tomber amoureuse qu’elle doit devenir ton garde du corps !
-Quoi ? Nate est...
-Stop ! s’est-il mis à hurler à son tour. Il s’appelle N834. Et maintenant que j’ai pris soin de lui graver ça sur la face, t’as plus intérêt à l’oublier ! »

Enfin, après de longs jours passés dans une ambiance exécrable, Josh est parti. Tout le monde semble m’en vouloir d’avoir défendu Nate, même mes collègues femmes. Géniale, la sororité...
Nate est venu me parler, hier soir. C’était la première fois qu’il pénétrait dans ma chambre. J’ai été émue de l’accueillir dans cet espace privé que je considère comme ma bulle personnelle. Nous avons discuté très longuement. Je lui ai tout dit. J’ai fait le choix de fermer les yeux. De me laisser aller. De m’oublier dans ses bras comme je m’oublierais à la noirceur éternelle de l’espace. Je sais parfaitement qu’il ne m’aimera jamais comme je peux l’aimer. Ce qu’il a à m’offrir, c’est peu. Et pourtant, cela me suffit. C’est déjà tellement. Tellement plus que ce que n’importe qui d’autre peut m’offrir.
Je sais qu’il n’est pas humain, et je l’accepte. Je veux simplement pouvoir marcher à ses côtés dans l’obscurité que je m’impose. Il me met en garde. Un danger existe. Malgré le piédestal sur lequel je le place, il peut être corrompu, comme n’importe quel homme. Plus encore que n’importe qui. Il peut être piraté, reprogrammé, contrôlé. Si mes pires craintes concernant Uda se réalisent, elle qui contrôle déjà tout le vaisseau pourra aisément contrôler Nate.
« Je sais qu’il est possible qu’un jour... celui que j’aime ne soit plus là.
-Peut-être aussi qu’il n’aura jamais vraiment été là. » m’a-t-il répondu.