Fiction

I

Il ne fallait pas. C’était une erreur.
J’étais consciente des règles. J’ai vu, comme tout le monde, les nombreux passages télés durant lesquels on nous passait le message en boucle.
Je m’y suis tenue. Autant que j’ai pu. Je restais sagement à attendre. Je pratiquais des exercices quotidiens mais rien de très intéressant.
Ça durait depuis trop longtemps. Une semaine, facile. Deux, ça commençait à faire long mais je me faisais violence. Mais un mois et demi...
J’avais des alternatives bien sûr, je restais active. Je faisais aussi attention à mon alimentation, plus que d’ordinaire même.
Le sexe a été un bon moyen de détourner mon esprit de ce qui me faisait vraiment envie. De ce que mon corps réclamait vraiment. Mais seulement un temps. Et la pratique nécessitait qu’on soit deux et les performances de mon partenaire très attentionné, bien que respectable, ne permettaient pas cette décharge hormonale intense que la course m’apporte.
Une droguée, c’est sûrement ce que je suis.
Mais je le sentais en moi bouillonner. Une urgence, un besoin. Mes muscles se faisaient douloureux de ne pouvoir souffrir. J’avais besoin d’espace, de courir à en avoir le souffle coupé, à en être physiquement dégoûtée, à en vomir.


II

Un matin, ce matin, l’idée m’est venue. Prétexter un achat urgent à effectuer. Je ne lui ai rien dit de ma souffrance au quotidien, il n’aurait pas compris. Lui vivait très bien cette période à ne pouvoir rien faire d’autre que de rester à lire ou enchaîner des séries... Je suis partie tôt, pour éviter les contrôles, même si j’aurais pu facilement tout justifier. Traverser Somain et plus loin Marchiennes fut facile, il y eut bien une patrouille mais elle était occupée avec deux Twingos et un agent me fit signe de continuer. L’avantage d’être une femme blanche seule en berline allemande. Sûr que ça inspire la confiance.
C’est en m’éloignant de la route principale que j’ai commencé à remarquer des choses qui n’auraient pas dû être. Trop de gens dans les rues, trop de badauds qui échangeaient des rires à grand renfort de tapes dans le dos, d’embrassades. Les inconscients.
Heureusement il ne me fallut pas longtemps pour arriver à destination. Un petit chemin de terre, tranquille, presque effacé de la mémoire de tout un chacun. J’y venais gamine pour courir avec mon oncle. À sa mort, j’ai arrêté de me promener sur ce sentier qui permet de rejoindre discrètement le fin fond de la forêt domaniale. Quinze ans que je n’étais pas venue mais tout me revint. Si on omettais bien sûr la nature qui avait repris totalement ses droits tout était à sa place. Enfin presque totalement. Il y avait des traces de passages. Sûrement un vieux cueilleur de champignon connaissant un riche gisement tenu secret.
La voiture garée, à l’abri des regards, je pus me changer tranquillement et déjà en enfilant mes baskets, l’ivresse de la course me submergea. Je n’en pouvais plus d’attendre et partis m’enfoncer dans le bois dense.


III

Courir. Librement. Sans entrave. Sans règle.
En oubliant les contraintes, l’actualité, les restrictions. Juste courir à pleine vitesse pour se vider la tête. J’en avais besoin, à peine le premier quart d’heure de passé, mon corps entier brûla. Une douce brûlure qui était le signe annonciateur de toutes les délicieuses sensations qui allait suivre. Je suis vraiment une droguée. Le sevrage auquel on m’avait contrainte n’était plus qu’un mauvais souvenir, je dansais à nouveau avec mes démons. Je ne m’arrêtais pas, les points de côtés étaient une récompense. Je sentais tous mes muscles se contracter à l’unisson pour me donner le plus de puissance dont ils étaient capables. La communication étrange entre un coureur et son corps me revenait. J’exultais. Mieux que la bouffe, mieux que le sexe, c’est ça qu’il me manquait. J’étais à nouveau heureuse. Le souffle court, les membres douloureux.
Heureuse.

IV

Un grand bruit me sortit de mes rêveries. Sur ma droite, beaucoup d’agitation. Sûrement un vieil arbre qui dans sa chute effraya les animaux alentours. Je continuais sans m’en soucier quand un deuxième bruit plus proche m’alerta. Ce n’était pas un arbre. C’était des coups de feu.
Rapidement je changeais de direction. Il me fallait m’éloigner de l’origine des tirs.
Mais la saison de la chasse n’était pas ouverte... D’ailleurs, la chasse, comme toute activité de plein air était strictement réglementée pour ne pas dire interdite, surtout dans ce bois traversé, en des temps moins troublés, par des familles...
Des voix sur ma gauche, lointaine, et un nouveau coup de feu. Il me fallait accélérer pour m’éloigner au plus vite de tout danger. On a vite fait d’être pris pour du gibier à courir comme ça dans les bois aussi tôt.
Nouveau coup de feu, plus proche. La brûlure délicieuse ressentie plus tôt avait été le signe que je fatiguais, maintenant je ralentissais même. Mais il ne fallait pas m’arrêter.
Des rires. Derrière moi. Des rires suivis d’une déflagration à mes oreilles. Une partie du tronc à quelques mètres de moi fut arrachés par le projectile qui avait été tiré, sans aucun doute, dans ma direction.
La peur ne suffit pas à me donner une nouvelle impulsion, dans la panique je trébuchais sur une racine pourtant bien visible. Le choc fut violent, je m’écroulais de tout mon long dans la terre pas totalement sèche. Encore un tir. De plus en plus proche.
Impossible qu’à cette distance on m’ait prise pour un animal, j’ai voulu crier mais la chute m’avait complètement coupé le souffle. Je peinais à me redresser, les poumons plus que douloureux. Les arbres alentours étaient agités par les animaux fuyant et les tirs toujours plus nombreux, toujours plus proches. Et ces rires qui n’en finissaient pas...
Il n’y avait qu’une solution : me relever et courir.


V

Il ne fallait pas. C’était une erreur.
J’aurais dû rester sourde aux appels de mon corps. Me contraindre à l’isolement pendant quelques temps encore. Dans ma précipitation je n’ai même pas pris mon smartphone. Ma course effrénée m’a entraînée loin dans le bois. La peur m’a fait perdre tout repère.

Mais les voix derrière moi savent où elles vont. Les tirs sont moins fréquents mais plus précis. Bientôt, une balle m’atteindra à la jambe, dans le dos, et ça sera terminé. Ils verront leur erreur, ils cacheront la vérité car eux aussi n’ont rien à faire là. Et personne au courant du véritable but, de la destination de ma sortie matinale... Un corps, ça doit être facile à dissimuler dans ce genre d’endroit, et eux aussi doivent garder le secret sur leur sortie en groupe...

Une seule solution, tenter de fuir. Courir. La course comme unique chance.

Cours.