Faut que je tienne

J'écris mieux quand je salive

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Déjà 1.

Souvent, toute la différence tient en un mot.
Par exemple « déjà ». J’adore ce mot.
Mon naturel optimiste me pousse toujours vers les mots qui sourient à la vie.

Si mes calculs sont bons, Il n’en reste plus que 20. « Plus que » c’est mieux que « encore ».

20 km, c’est long. Je vais avoir besoin de soutien. De me changer les idées. D’avoir des pensées positives.

Pour l’instant, j’avale le bitume. Je déroule ma foulée. J’endorphine. Et c’est bon.

Je viens de passer le ravitaillement des 5 km.

Mes idées sont claires. Mais ce n’est pas fini.
Ça va être long.
Très long.
Faut que je tienne.

Au prochain ravitaillement, je ferai comme à celui-ci. Je m’arrêterai.

Pour boire. Et pour manger.
Ce sera déjà un exploit si j’y arrive. Je pourrai dire que je l’ai fait à moitié.
Et ce sera déjà pas mal.
Déjà.

Les kilomètres se succèdent. La route est longue. Le public au rendez-vous.
Les encouragements, les musiques, les cris de la foule nous soutiennent.
C’est bon de se sentir soutenu.

Mais que c’est dur.

Je vois enfin les longues tables. Et un attroupement.
Ma soif n’est plus aussi douloureuse. Mais je m’arrête quand même.
Je vais essayer de prendre soin de moi. Au moins cette fois.
J'ai déjà fait 10 km.
Et je repars.

Ça va être long.
Très long.
Faut que je tienne.
...
12 km.
...
Je vois leur tête.
Toi ? Toi, tu as fait ça ? En bicyclette alors ! Ou en mobylette ! Ce n’était pas plutôt une estafette ?
...
Et si je finissais ? Que trouveraient-ils à dire ?
Je les entends rire de moi. Me croiront-ils cette fois ?
Prouve-le !
Je n’ai rien à prouver. Pour une fois, croyez-moi.
NON.
...
Ils n’utilisent pas les mêmes mots que moi.
Les leurs sont tristes. Noirs. Méchants.
Je pense à eux. Même si cela me fait mal. Je pense à eux. Cela m’évite de penser à mes pieds. A mes épaules. A mes hanches qui grincent maintenant.
J’ai l’impression de laisser sur l’asphalte des morceaux entiers de ma vie.
Des morceaux du passé qui remontent.
Et qui me donnent envie de vomir.
Envie de crier.
Je n’ai pas envie de pleurer.
Mais pourtant, je pleure.
Je n’ai plus la force de crier. Plus de force du tout.
Mais je continue.
Têtue.
...
15 km. Ça va être long. Très long. Faut que je tienne.
...
J’ai déjà fait la moitié de la deuxième moitié.
Je pourrais dire, c’est assez.
Je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à m’arrêter.
....
Plus que 5.
Faut que je tienne.
...
Et quand je serai arrivée au bout des 5 qui reste, le premier à qui je le dirai, ce sera mon père. Parce que c’est le seul qui me croit, papa. Je lui dirai que j’y suis arrivée. Il me prendra dans ses bras. Il me dira qu’il est fier de moi. Qu’il n’a jamais douté de moi. Encore moins de mes capacités. Et que toutes ses insultes meurtrières avaient pour intention de réveiller en moi cette battante qu’il avait toujours vue. Il me dira que pour lui aussi les 5 dernières années avaient été les plus dures. Que cela lui paraissait être une éternité. Mais qu’en serrant les dents, il y était arrivé.
Dommage papa que tu ne sois pas là à m’attendre derrière la ligne d’arrivée.
Mais tu ne pouvais pas savoir. Cela fait longtemps, tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé.
...
Ça va être long. Faut que je tienne. Très long.
...
Ensuite, j’irai le dire à ma mère.
Maman, réveille-toi.
Je lui dirai que j’ai pensé fortement à elle et qu’elle m’a soutenue lorsqu’il n’en restait plus que 4 à faire.
Je sais pourquoi c’est à ce moment-là que j’ai pensé à toi.
Je suis désolée maman, mais je n’y étais pour rien. Tu m’as raconté 1000 fois pourquoi tu as fini 4ème lors de ce fameux championnat pour lequel toute ta vie tu t’étais préparée. Nous commencions à peine à vivre ensemble. Tu ne le savais pas encore. Tu ne me l’as jamais pardonné.
Maman, je ne sais pas pourquoi je pleure. Tu n’es pas une championne ratée.
Mais cette fois, je te promets que je vais aller au bout.
Pour toi. Pour moi. Pour NOUS.
Évidemment, comme toi, je ne serai pas sur le podium.
Je comprends maintenant pourquoi j’ai toujours fait en sorte de perdre.
Et ce mot-là, je ne l’aime pas.
...
Il ne m’en reste plus que 3.
Ça veut dire que j’en ai déjà fait 18.
XVIII.
Dix-huit, comme le nombre de kilos qu’il me reste à perdre.
Je les transporte.
À chaque foulée.
À chaque pas, mes genoux résonnent comme ils n’ont jamais raisonné. Ils me parlent avec des mots durs. Les mêmes que ceux que j’ai entendus à l’école. Ils me parlent tellement fort, que je n’entends plus les sanglots du sang qui s’échappent de mon entrecuisse, et de mes aisselles, et de mes tétons.
Cela fait longtemps que je ne sens plus rien, et ses douleurs ne sont pas les plus atroces que je connaisse.
Même si elles sont nouvelles.
Je continue à serrer les dents alors que je sais qu’en endurance, il faut se décontracter le plus possible.
Je me concentre sur ma respiration.

Sur le bord de la route, les véhicules de la Croix Rouge abandonnent leur poste. Ils ont aidé ceux qui en ont eu besoin.
Moi, je ne vais pas lâcher. Plus maintenant.
Merci de votre aide. Prenez soin d’eux.
Je suis désolée, je ne peux pas vous aider. Je n’ai plus assez de force.
Plus assez.

Il reste encore 2 km 195, encore 21.95 hm, encore 219.5 dam, encore 2 195 mètres.

Faut que je tienne.

Ça ne va plus être très long.

Si mes pas faisaient un mètre, je n’aurais plus que 2 195 pas à faire. Mais à l’heure qu’il est, je fais des tous petits pas, qui sont loin de faire un mètre. S’ils font 70 cm, c’est le maximum.
Donc, si mes calculs sont bons,... Il me reste beaucoup trop de pas pour les compter. Mais je sais que bientôt, il ne m’en restera que 2021. Et je trouve cela rigolo.

Depuis un long moment, plus personne ne me double.
Il n’y a plus non plus de bandas. Leurs pauvres instruments doivent être trop fatigués.
Je regarde ma montre.
Mais je ne vois rien à travers mes larmes. Je ne vois plus rien autour de moi et puis de toute façon, ça m’est égal.
Je vois déjà au loin la ligne d’arrivée.
Elle n’a jamais été aussi proche.
Jamais.
Je n'ai jamais été aussi loin.
Jamais.
Mes pieds, mes chevilles, mes mollets et toutes les parties de mon corps jusqu’à mes oreilles frissonnent portés par un « truc » que seuls ceux qui ont dépassé leurs limites connaissent.
...
Je suis comme ivre.
Je suis ivre.
Ivre.
...
Faut que je tienne.
Faut que je tienne.
Faut que je tienne.

*******

Comme d’habitude, ils ont ri de moi. Ils ont ri, quand ils ont su que je suis arrivée avant-dernière.
À une place près, tu aurais pu avoir ta photo dans le journal. Tu veux dire un poster ? Une double page !
...
Et moi aussi, j’ai ri.
J’ai ri.
Ri.
J’ai terminé avant dernière.
AVANT DERNIÈRE.
MOI !
Alors que même moi, je n’ai jamais osé y croire.
...
Je l’ai fait.