Face au néant

L'écriture pour vocation, la quête de connaissances comme passion et l'Afrique comme raison de vivre. Eugenio KLOUKPO est originaire de tsévié, une ville située au sud du Togo à une trentaine de ... [+]

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Quand je sus enfin, la lumière jaune du soleil qui provenait des fenêtres entrouvertes était belle et déjà très forte. Je les refermai promptement, étonné. Il était environ midi. J'eus tout de même le temps d'apercevoir distinctement une télévision écran plasma, devant moi, fixée au mur par un support mural à bras articulé. Au-dessus de ma tête, à côté de la petite lampe de chevet luminaire orientable, se trouvait le pied à perfusion auquel est suspendue une poche de sérum dont le liquide rentrait dans mon corps. Les murs de la pièce étaient d'une blancheur inouïe. En haut de la télévision, deux traits épais de couleur rouge vif, perpendiculaires indiquaient que je me trouvais probablement dans un local de la Croix Rouge.
Progressivement, je sortis de ma léthargie. Mais que diable s'était-il passé? Je me revoyais assis sur le bout de bois, attendant le départ du camion qui devrait partir à quinze heures pour Tripoli. Autour de moi, quatre adultes à la peau trop noire attendaient depuis plus longtemps. Le pick-up bleu démarra en trombe après nous avoir entassés les uns sur les autres comme des sardines dans une boite de conserve. Avant le départ, le chauffeur, nous réunit et prit soin de donner des instructions claires. Ce quadragénaire au pas très assuré reflétait l'homme qui connut tous les dangers d'une existence tumultueuse. Vêtu d'une façon négligée, il n'avait rien d’un sahélien et son premier contact avait même quelque chose d'assez déplaisant: « Deux bidons d'eau 25 litres dans camion et chacun aura à un gobelet d’y eau chaque jour. Nous vont traverser le désert à vive allure et chacun éviter tomber de véhicule sinon abandonné. Nos buts d'éviter de rencontrer redoutables miliciens Touaregs qui traîner dans la region. Tu questions ? » Demanda-t-il. Nous nous dévisagions confus mais personne n'osa ouvrir sa bouche. Alors, il nous recommanda quelques minutes de recueillement et fixa le départ dans une demi-heure.
Cela faisait déjà près de six semaines que nous traversons le désert saharien. À l'horizon, les étoiles touchaient le sol. Dans le camion qui roulait, il faisait nuit et frais. En journée, le sable des dunes du Sahara est cuisant. Il faut de bonnes chaussures, et se couvrir de la tête au pied, pour ne pas brûler au soleil. Mais dès que la nuit tombe, la température chute. À côté de moi, Diallo le jeune médecin guinéen, sommeillait en grelottant de froid. J'avais un vague pressentiment ! Il y'a trois jours que les jumeaux sénégalais Seydou et Sadio sont tombés du camion et le conducteur n'a pas voulu s'arrêter. Chaque fois que j'y repense, les larmes me montent aux yeux. Sadio était tombé puis Seydou sauta délibérément à sa suite. Il ne voulait indubitablement pas trainer cela sur sa conscience. J'essaie d'imaginer pour eux un sort agréable mais que peut-on espérer d'heureux dans l'immensité d'un désert sans eau et sans vie ? Nous ne fîmes alors pas une vingtaine de kilomètres du trajet quand, tout à coup, des coups de feu retentirent. Tout le monde sursauta. C'étaient des miliciens Touaregs.
Depuis le départ d'Agadez, ce n'était pas la première fois que nous les croisons. Toujours, ils récoltaient la somme de 50.000 francs auprès de chacun des occupants du véhicule sinon l'individu faisait le reste du chemin à pied. Hélas, depuis Agadez, notre porte-monnaie avait tarit. Je m'en rendis compte lorsque je voulais remettre les frais de péage. Une grosse sueur dégoulinait sur mon front. Je levai des yeux implorants vers le racketeur. Il alla parler à celui qui attendait dans un autre pick-up vert flambant neuf et qui semblait être son chef. Celui-ci rentra dans une colère cataclysmique. Il ordonna en prononçant des mots qui devraient être en arabe qu'on nous fasse subir la redoutable sentence. Ses hommes se ruèrent sur nous et nous firent brutalement sortir du camion. L'un d'eux m'assena des coups avec son fusil. J'hurlai de douleur. Puis sans pitié, ils s'en allèrent emportant le camion et le conducteur. Nous fîmes ainsi le reste du trajet menant à Tripoli comme ça, marchant la tête basse, à la fille indienne. Quand le matin du 8 Août, nous approchâmes de Tripoli, j'étais à bout de souffle. Je ne pouvais plus faire un pas de plus. Je sentis comme si un moment, mon âme se détacherait de mon corps. J'eus une nausée. Déshydraté, je m'évanouis.
Depuis la chute de Kadhafi, le 20 octobre 2011, la Lybie est devenue une plaque tournante de l'immigration clandestine vers l'Europe. Les migrants s'y rendent notamment depuis le Soudan et le Niger pour tenter de rallier les côtes italiennes ou de la Malte. Les villes côtières de Misrata, Zaoua et Sabratha dont j'allais rallier l'une, sont les principaux points de départ des embarcations vers l'eldorado. Quand bien même, on note une forte baisse des flux migratoires par la méditerranée, l'immigration clandestine reste un problème. Nous partons en espérant faire quelque chose de notre misérable vie. Au final, nous nous retrouvons coincés dans l'enfer de l'esclavage et des violences sexuelles. Aucun des enfants que je croisai dans mon difficile périple n'avait conscience de ce qu'ils allaient trouver en Libye.
À Sabrata, les passeurs nous ont reçu dans un appartement insolite qui donnait directement sur le port. Les conditions étaient très pénibles, les douches et les toilettes modernes étaient insalubres. Il y'avait même une épidémie de punaises et de tiques. Nous traversâmes un vestibule, puis le hall aux proportions impériales, pour se retrouver dans une vaste salle commune où étaient entreposés à même le sol plusieurs matelas. La villa malgré sa saleté avait tout d'un ancien palace ou d'une ancienne résidence de bourgeois abandonnée. Juste à côté de cette salle, une autre encore plus vaste, à droite, était destinée aux femmes et aux enfants. Toutes les fenêtres donnaient sur une rue souvent bondée de passants, très souvent des femmes commerçantes au regard espiègle, au sourire avantageux et aux rondeurs agressives malgré les habits amples qu'elles portaient. Avantageux ? Je me demande comment je pouvais trouver tout cela avantageux quand je ne me sentais plus homme. D'habitude, la vue de ces merveilleux décors provoquait un picotement dans mon être. Mais, plus rien. J'étais devenu impuissant après les viols à répétitions. À Sabrata, j'ai vécu avec des personnes qui n'avaient plus rien à perdre. J'ai été pendant quelques jours à cette école où on passait notre temps à fumer des joints, à boire de la boisson forte et à se partager de bonnes anecdotes. Ça nous donnait du courage, ça renforce l'homme. Il y'avait dans ces moments uniques quelque chose d'étrange, quelque chose de spirituel. Nous nous sentions comme portés par un même destin. On nous donnait un seul repas par jour pour assurer un poids acceptable au bateau. En ces moments, je compris amèrement tout le confort d'être chez soi. La traversée de la Méditerranée eut lieu un samedi à la tombée de la nuit pour éviter d'être aperçu par les gardes côtes. Le jour fixé, tous les candidats à la traversée se réunirent à 20 heures sur la plage ; une baguette de pain pour quatre personnes. Parmi eux, j'étais debout face au néant...