Étoile perdue

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut être les deux. Depuis la tombée de la nuit, je ne cesse d’interroger les étoiles et la lune, témoins de mes peines. Jusqu’à cet instant où les paroles de mon père résonnèrent encore dans mon esprit, je me ressassais le film de cette journée inoubliable.
Par un jour d’été, alors que mes frères et moi étions entrain de jouer dans la cours, ma mère m’interpella et me fit venir à elle. Elle ne manqua pas de me montrer son affection comme elle l’eut toujours fait depuis ma naissance.
Dieu ne dort mon fils ! t’es-tu bien amusé ?
Oui maman, Pakita et moi avons joué à la roue et c’était génial !
Dis donc mon chéri, tu as mangé depuis que je suis sortie ce matin ?
Oui ! mais j’ai déjà faim.
Dans un éclat de rire, ma mère me pris par l’épaule telle une louve protégeant son petit et s’exclama : « Que tu es gourmand mon garçon ! ».
Dit maman...
Je t’écoute mon brave soldat.
Excité comme une puce, je regardai maman dans les yeux et je lui demandai :
Tu m’as rapporté quelque chose du marché ?
Que tu es charmant ! Viens donc avec moi dans la cuisine.
Nous nous dirigeâmes dans cette pièce faite en briques de terre battue où ma mère rangeait ses veilles casseroles toutes noircies par le feu de bois. Au centre de la pièce se trouvait les trois pierres qui servaient de support pour les casseroles vieillies par le temps. Juste là, près de la cuisine au toit de paille se dressaient quatre murs érigés par mon père qui seul avait le droit d’y entrer. Maman m’offrit un gros beignet que j’engloutis aussitôt. Mais avant même que je ne pu me sauver pour aller reprendre le jeu où je l’avais arrêté, maman me confia une assiette pleine d’arachide fraîches bouillies que je portai sans tarder à mon père.
Mon père, autre fois imposant par sa carrure était devenu un homme affaibli par l’âge mais surtout par les querelles qui n’en finissaient pas entre ses épouses. L’assiette en main, avec un air jovial, je m’imaginais déjà de quel prétexte j’allais user pour recevoir un peu plus d’arachide de la part de mon père. Je longeai le couloir qui menait dans la grande cours au milieu de laquelle il était assis sous le soleil ardant du midi annonçant sans doute la pluie. La clôture faite en bois de raphia et d’autres matériaux redoutés pour leurs vertus magiques formait une sorte de muraille physique et spirituelle au sein de laquelle nous nous trouvions. On y distinguait deux points d’eau contournés par des allées en pavé bordées de gazon joliment taillé. Je me trouvais justement entre ces deux points d’eau sortant en jet quand je tombai nez à nez avec mon père dont je ne pu m’expliquer la présence à cet endroit alors que je le voyais encore assis là dans son fauteuil, au milieu de la cour. Je pris peur et je voulu m’enfuir. Mais il me rassura. Avant de se dissiper dans l’atmosphère, cette image de mon père que j’avais devant moi me remit une écorce tout en me faisant promettre de garder le silence sur ce qui venait d’arriver sous ce ciel qui commença à s’assombrir.
Je me rapprochai de mon père assis. Soudain il leva la tête avec une telle vitesse qu’on eut dit qu’il revenait d’un cauchemar que. Il me fixa du regard et ne semblait pas se rappeler de la scène qui venait de se passer. Je lui remis l’assiette et je courus aussi vite que je pus. Une fois mes idées en place, je rejoignis mes plus jeunes frères et nous continuâmes à nous amuser comme de petits fous. Cependant, Fortune l’aînée de Suzanne la coépouse de ma mère nous commissionna dans les bois chercher des branches pour le feu de cuisine. A l’entrée de la forêt, nous vîmes notre père qui se tenait là comme s’il en était le protecteur. Nous le saluâmes en chœur. Il leva ses bras vers le ciel, murmura quelques paroles. Il nous ordonna de regagner la maison.
De retour à la maison, nous vîmes tous les aînés de la famille regroupés dans le salon avec un air inquiet. Père était mal en point ! Nous n’eûmes même pas le temps de raconter notre aventure qu’il nous fut ordonné d’aller chercher le médecin traitant de notre père. Le vent se leva et des tourbillons de poussières se formèrent. Nous empruntâmes le raccourci par la rivière, les pieds nus tressautant sur la piste rocailleuse. Aussi rapide que des étalons, nous arrivâmes à l’hôpital la frayeur au ventre. Dès que nous fûmes avec le médecin, il démarra sa veille bagnole. A notre arrivée, nous le conduisions vers la chambre du chef quand ma mère nous intercepta.
Merci docteur d’être vite venu. Le chef est au plus mal !
Ne vous inquiétez plus madame, je suis là à présent.
Tout en se dirigeant vers le chef qui était déjà entouré de ses fils aînés. Son analyse faite, le médecin demanda que le chef notre père fut aussitôt évacué vers l’hôpital. Mais sa recommandation fut ignorée. Je me retirai vers la cuisine de ma mère avec l’un de mes frères qui ne tarda pas à lire la peur qui me coulait sur le visage. Au moment même où je lui contai les situations mystérieuses que je venais de vivre, un éclair jaillit du ciel, manqua de m’atteindre et se dissipa l’instant d’après. Nous prîmes peur et nous courûmes vers la chambre de notre père. Le médecin s’était fait mettre à la porte. Ce fut une après midi sombre de mystères. Tout était devenu sombre, j’étais dans le noir. Père avait été déplacé pour sa pièce près de la cuisine de ma mère.
L’aube parue à l’horizon, je fus invité à entrer dans la case sécrète comme le firent tous les fils du chef. A l’intérieur, je vis père le chef allongé dans son lit de bambou entouré de calebasse de toute sorte. Mon père ne bougeait pas, une idée noire me traversa l’esprit. Heureusement je sentis les mouvements de sa main quand je la pris ; il sortait de son sommeil.
Mon fils Dieu ne dort, ne t’en veux pas, tu n’y es pour rien.
Mais père, que veux-tu dire ?
Soit fort mon enfant, ne t’inquiète pas. Tout rentrera dans l’ordre.
Je ne comprenais rien à ce qu’il se passait. Je fus aussitôt renvoyé en dehors de la pièce. L’orage qui se préparait depuis la veille allait bientôt éclater ! La nuit succédant le crépuscule chargé de vives émotions, il fut ordonné d’éteindre toute source de lumière dans la concession jusqu’au feu de cuisine. Les feux s’étaient éteints, le chef était mort. Ce fut un sinistre total, une ambiance de cimetière. Le dernier véhicule qui descendit la cours avait à son bord une belle frayeur. C’était un meuble, pas n’importe lequel, c’était un cercueil. L’orage éclata et il plut comme jamais avant. On se serait cru à l’ère d’un nouveau déluge.
Deux jours après la tragédie, le ciel commença à s’éclaircir. Suzanne la seconde épouse qui avait disparue quelques temps avant la scène tragique au bout de laquelle père était passé de vie à trépas était de retour. D’où venait-elle ? Pourquoi n’était-elle pas affectée? Avait-elle quelque chose à voir avec la disparition soudaine du chef ? Elle n’aurait pas osé... je ne cessais alors plus de me ressasser les dernières paroles de mon regretté père à l’heure suprême de son départ : « Mes chères enfants, me voici aujourd’hui avec un pied dans la tombe ! Le ciel a su m’accorder une chance énorme en me donnant autant d’enfants ! Hélas j’ai fait de nombreux sacrifices avec ou sans conviction. Deux épouses et près d’une vingtaine d’enfants ! J’ai pu jusqu’à présent réussi à prendre en main toutes mes responsabilités de chef comme le veut la tradition. A présent que je suis sur le point de m’en aller au près de mes ancêtres, je me rends compte de toutes mes erreurs. Je me rends compte que vont s’envolés avec moi tous les espoirs des plus jeunes d’entre vous ! J’ai été aveuglé par l’une de mes épouses usant de magie... Voilà que par ma faute le soleil de mes enfants s’éteint ! » Abasourdi par ces révélations, mon esprit n’arrêtait plus de se questionner : suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ?