Et pourtant je l'aime...

Si on sait lire entre les lignes, les mots n'ont point besoin de s'emmagasiner...

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Le fait est que la situation était à un point où j’en tombais des nues et ne savais si jamais je ne saurai m’en relever. Ibrahim, mon Ibrahim... Comment cela pouvait être ? Que c’était-il passé ? Par quel sort horrible du destin cela avait-t-il pu se produire ? Pourquoi ? Mon esprit était assailli par une effusion sans précédent de questionnements. Une douleur plantureuse, petit à petit quittait mon cœur, peut-être mon âme, se diffusait malicieusement dans tout mon être. Mes jambes me lâchaient irréversiblement. J’avais mal et ne savais dire exactement où. Un terrible tremblement pris possession de tout mon corps. Mon être tout entier à ce moment là se tourna vers Saliou. Le fruit de l’amour que j’avais partagé avec l’homme que j’aimais plus que tout. Cela ne fit qu’accroitre mon affliction. L’épine s’enfonçait plus profonde. Ces sept années de bonheur n’avaient donc été qu’une horrible farce...[...]
J’étais en compagnie de Coumba, ma plus que meilleure amie, celle qui avait tout partagé avec moi, qui connaissait mes secrets les plus sombres et mes rêves les plus fous. Eh oui, malgré tout j’avais réussi à garder intact mes rêves et même rendu réalité certains. Il était l’heure de la pause et nous nous rendions comme d’habitude Chez Charles, notre restaurant préféré. Il se trouvait juste à quelques mètres de nos bureaux. J’avais ma propre boite de vente en ligne. La page était très visitée et avec quelques collègues on cherchait constamment à parfaire la plateforme afin d’en faciliter l’accès et l’utilisation aux nombreux clients. Coumba qui bossait pour une agence immobilière dont les bureaux se situaient dans le même bâtiment que le nôtre nous sollicitait parfois pour leur faire de la publicité. [...] Coumba était mariée à Georges et ils avaient les plus merveilleuses créatures de la terre, les jumeaux Abigaël et El Hadj. Je lui répétais souvent qu’elle avait tiré le jackpot avec Georges et ses deux petits monstres. Alors elle en profitait pour me faire remarquer qu’à presque vingt six ans il était peut-être temps que je pense à me casser. Elle revenait toujours à la charge à chaque fois que pour elle l’occasion se présentait.On venait de passer nos commandes quand un homme, vêtu d’une chemise blanche, s’approcha de notre table, son téléphone à la main. « Excusez-moi mes dames, pouvez-vous nous prendre en photo » dit-il en montrant une jolie femme assise à la table d’à côté. « C’est son anniversaire ». Coumba recevait au même moment un appel de Georges. « Naturellement oui. Passez-moi ça et mettez-vous là, voilà ! » Fis-je donc. « Dîtes : banaaane ! ». Ils se mirent à rire. «Vous avez une très belle femme » lui dis-je en lui rendant son mobile. Il rit encore et me dit : « Oui ma mère a cet effet là sur les gens. Si on ne la prend pas pour ma copine alors c’est ma femme. Mais je ne m’en gêne point. Ça fait plutôt plaisir d’avoir une mère comme elle. Celui qui est chanceux c’est mon père. » « C’est sûr oui, Aïda » fi-je avec un sourire « Elle c’est Coumba. Vous venez souvent Chez Charles » Lui avais-je demandé en faisant mine de ne pas trop m’y intéresser. « Ibrahim, enchanté. Tous les jours de la semaine à 13h précis oui, ne me dîtes pas que vous aussi. » «Presque tout le temps oui, c’est bizarre qu’on ne se soit jamais croisé » avais-je répondu un peu gênée. Cet homme avait en lui quelque chose qui me troublait profondément. Dans son habit blanc, son teint noir paraissait de cendre. Ses sourcils bien fournis et noirs comme l’ébène accentuaient son regard. Il avait les plus beaux yeux du monde m’étais-je dit. Je dû me faire violence pour tourner mon attention vers Coumba qui semblait avoir tout remarqué. « Hun, c’est bien la première fois que Dada s’intéresse autant à un inconnu, beau de sur quoi. Espérons qu’il soit ce miracle du ciel mon Dieu» fit-elle dès qu’il retourna à sa table. « Tais toi donc grande incorrigible » lui dis-je en riant. Les prières de Coumba semblaient avoir été entendues. On croisait plus souvent Ibrahim aux heures de pause. Nos relations dépassèrent celles de simples connaissances. Des invitations à prendre une glace aux petits diners en tête à tête en passant par les sorties à la plage ou dans les parcs d’attraction, je pu découvrir un passionné d’architecture, un ingénieur hors pair et une âme des plus sensibles. Derrière la force de son caractère se cachait un homme tendre et attentionné. Une à une, je baissais mes barrières. Petit à petit, mes peurs et mes craintes me quittaient. Progressivement, j’ouvrais pour la première fois mon cœur à un homme. Au fur et à mesure, ma confiance en Ibrahim grandissait. Pas après pas, je découvrais l’amour. C’est ainsi que un an plus tard quand il fit sa demande je dis oui sans l’ombre d’un doute. J’aimais cet homme d’un amour que je n’étais pas en mesure de m’expliquer et c’était réciproque. [...] Aujourd’hui pourtant, quelque chose semblait venir ternir la tranquillité de notre foyer. Il faisait constamment des cauchemars et refusait de m’en parler. Je le sentais distant et pensif. Il ne mangeait presque plus, allait rarement travailler et les médecins ne lui connaissaient aucune maladie. Alors un jour, à bout d’idée et avec tout ce qui me turlupinait l’esprit, je lui proposais d’aller voir un psychologue ce qu’il finit par accepter. Les séances semblaient lui faire du bien. Jusqu’au jour où je reçu ce coup de fil de sa psy. Elle avait insisté pour que je vienne à la prochaine visite car Ibrahim avait quelque chose d’important à me dire. Une chose qui le perturbait beaucoup. Je ne compris pas trop ce qu’elle racontait mais le ton de sa voix me fis peur. J’y suis allée. [...] L’air grave et perdu il se mit à parler.
-« Je n’avais que dix-sept ans quand je suis parti en vacances à Louga chez le frère de ma mère. Cela fait vingt ans aujourd’hui. C’était l’époque où je buvais et me droguais constamment. Une page noire de ma vie que j’ai cherché de toutes mes forces à oublier... L’argent de mon père me permettait de me payer tout ce que je voulais. Une nuit, après une soirée bien arrosée, je retournais chez mon oncle titubant, chooté comme toujours, quand je vis une fille. Elle était belle et portait une robe rouge. Il y avait un paquet dans sa main...
...le paquet de médicaments. Il était vingt et une heure. Mon père n’était pas encore rentré de Dakar et ma mère était souffrante. J’avais dû sortir lui chercher quelque chose à la pharmacie. Les rues étaient désertes, j’avais peur mais maman avait très mal. Je n’avais que treize ans. Je courais à en perdre le souffle quand au moment de traverser un champ de maïs je tombais nez à nez sur un jeune homme qui tenait à peine sur ses deux jambes. Je dus stopper net pour ne pas le prendre en pleine face. Ce furent les cinq secondes les plus regrettables de ma vie. L’individu se jeta sur moi de toutes ses forces. Pendant que Ibrahim comptait son histoire moi je vivais une fois de plus les choses. Ce corps qui m’écrasait, ces mains qui me laceraient les poignés, cette même douleur... Ma mère a dû ressentir mon mal car au bout d’un temps qui me parut une éternité, j’entendis une voix familière déchirer la nuit, alertant tout le quartier. Imaginez la peine d’une mère qui trouve son enfant à moitié nu, couvert de sang, gisant comme un vulgaire objet au milieu des plans de maïs presque mort. Imaginez le ressenti d’une jeune fille de treize ans violée, toute sa vie détruite. C’est le même ressenti en mille fois pire qui envahissait mon cœur quand je découvris que l’homme que j’aimais plus que tout était celui-là même qui était la cause du mal qui avait terni à jamais ce chapitre de ma vie. Cette page noire que j’avais enfoui pour toujours dans le gouffre de ma mémoire. Ce passé que je chassais constamment et dont lui-même n’étais pas au courant me revenait, plus imposant, plus destructeur que jamais... [...]