Entre renaissance et résurrection

Depuis son enfance, Natacha, 13 ans, baigne dans le monde rigoureux de la danse classique. Ce soir, à l'Opéra de Paris, le cœur battant, elle va danser son premier ballet. Ce sera aussi le dernier mais cela, elle ne le sait pas encore.
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Le rideau se lève. La musique s'élève. Après le prince, Natacha déboule sur la scène avec grâce. Durant le spectacle, les danseurs solidaires partagent leurs émotions: engagement, joie, enchantement. La dernière note s'éteint laissant planer un court silence avant que les applaudissements ne fusent de partout. Quel bonheur, quelle fierté pour Natacha d'avoir accompli la danse du Cygne avec tant d'élégance. De la première révérence au dernier rappel, elle cherche sa maman balayant la première rangée du regard. Notre jeune étoile montante remarque un siège vide. A la sortie, assise au-dessus des marches, son portable en mains, la ballerine scrute voitures ou silhouettes humaines traversant la rue. C'est finalement son père qu'elle aperçoit dans la nuit la plus noire de toute sa jeune existence.
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Cinq ans se sont écoulés depuis l'accident mortel de sa mère. Natacha vit avec son père. La ballerine n'a plus jamais dansé et son père n'a plus jamais aimé. Depuis cette tragique disparition, Natacha s'est renfermée sur elle-même et n'a donc pas beaucoup d'amis à l'exception de Carly ! Cette dernière coiffée de dreadlocks multicolores, porte des piercings un peu partout sur le corps. Son style vestimentaire, son attitude et son franc parler lui confèrent un point commun avec Natacha : un réseau amical restreint.
- C'est OK Nat ! Ce soir, je t'emmène au « HIP-HOP café », insiste Carly.
Vingt-et-une heures, les filles arrivent dans une impasse. Une enseigne éclairée, de la musique et des éclats de rire rassurent Natacha. Carly entre la première. Elle connaît tout le monde. Mais le plus impressionnant se trouve derrière le portail en métal au fond du café. La porte coulisse et s'ouvre alors sur un autre monde. Ici, on ne boit pas, on danse! Tapie dans un coin, Natacha observe ces jeunes qui se déhanchent sans pudeur. Où sont la rigueur, la grâce, la discipline ? Toutes ses valeurs qu'elle avait apprises à l'Opéra quand elle était une jeune ballerine. Natacha tourne les talons. Mais elle se fait pousser sur la piste par Carly. Soudain, elle se retrouve entourée d'une foule de danseurs de hip-hop. La danse, ce porte-malheur qui lui a enlevé sa mère et une partie de son père. Maudite danse qui lui promettait un avenir brillant et qui, ce soir, l'enferme dans cette marée humaine l'empêchant de respirer. Jouant des coudes, la fuyarde sort de ce cauchemar ne donnant aucune explication à Carly.
Natacha trouve le temps long sans son amie. Alors une idée saugrenue lui traverse l'esprit. Même si elle refuse de danser, rien ne l'empêche de regarder quelques vidéos de hip-hop sur You Tube histoire de se distraire un peu. Et elle se laisse tenter peu à peu. Face à son coach virtuel, elle imite ses gestes: une, deux, dix fois s'il le faut, rigueur classique oblige. Bouleversée par son corps qui renaît, elle empoigne son portable et appelle son amie.
-Carly ? C'est moi, Nat ! Je suis vraiment désolée pour l'autre soir. Je sais que je te dois des explications. Que dirais-tu de me retrouver ce soir au « Hip-Hop café » ?
Dans son armoire, Natacha choisit un jean confortable, un t-shirt noir qu'elle noue à la taille et une casquette à paillettes pour le style. Ce soir, elle doit montrer de quoi elle est capable pour se faire accepter par les autres danseurs.
- Maintenant que nous sommes tous là, montre-nous ce que tu sais faire sur la piste, la taquine Carly.
Mat le DJ monte le son. Au centre de la piste, Natacha se lance à corps perdu dans une chorégraphie exprimant tous ses sentiments de rage, de douleur mais aussi de renouveau. Dans ses yeux, brillent les étoiles d'un bonheur retrouvé. Acclamations de toutes parts : elle a relevé le défi ! Au fil du temps, un groupe d'une vingtaine de danseurs se forme : la « Paris Family Dance Crew ». Après des mois de travail acharné pour progresser, ils décident de s'inscrire à une compétition internationale. Les artistes se répartissent les tâches. Chacun fait ressortir ce qu'il y a de plus créatif en lui. Mais un soir, l'arrivée de Carly, l'air navré, rompt l'effervescence ambiante.
- Hé, écoutez-moi ! J'ai reçu un mail du comité. Pour valider l'inscription de notre troupe, seuls la chorégraphe et son DJ peuvent participer aux présélections. Nous n'avons pas le choix. Alors, soit Natacha danse seule d'abord, soit personne ne danse.
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J-2, rien n'est laissé au hasard. Natacha, fidèle à son côté perfectionniste, insiste auprès de Mat pour une dernière répétition malgré l'heure tardive. Le DJ, sous le charme, accepte. Soudain étourdie par la fatigue, dévorée par la faim, la cheffe de l'armée perd les commandes de son corps. Les lumières l'aveuglent. Malgré la chaleur ambiante, son front est couvert de sueurs froides. Mauvais appui sur son poignet droit, déséquilibre et l'inévitable arrive: une chute vertigineuse.
J-1, le verdict est sans appel : foulure ! L'orthèse à son poignet diminue la douleur. Le repos doit durer minimum 5 jours. De retour chez elle, Natacha est entourée de tous ses partenaires de danse. Mat lui explique ce qui s'est passé et les conséquences de son accident sur la suite du concours qui bien évidemment n'est plus envisageable. De son lit, les yeux de Natacha passent de sa tenue blanche de hip-hop posée sur le dossier de la chaise à son tutu noir accroché au dos de la porte. Chacune porte un message. C'est alors qu'elle se redresse: elle aussi a une histoire à raconter. Elle décide de se battre, de ne rien abandonner !
Jour J ! Avec l'aide de son père, elle embarque ses deux costumes, son matériel de couture, une basket blanche au pied droit, un chausson noir au pied gauche et du maquillage. Dans les vestiaires, Carly l'aide à s'habiller. Ce n'est pas facile avec un poignet immobilisé. Pour le maquillage, son amie s'applique: à droite, fond de teint blanc ; à gauche fond de teint noir et du rouge sur les lèvres. Pour la coiffure, elle se contente d'un simple chignon.
Le présentateur appelle la danseuse et le DJ parisiens qui attendent concentrés mais crispés. Et juste avant d'entrer en scène, Natacha, engagée plus que jamais, arrache son attelle.
-Avant de commencer j'aimerais planter le décor de l'histoire, dit-elle timidement. Une partie de moi est morte il y a 5 ans, à l'Opéra de Paris. D'où ce tutu noir, signe de deuil. Cette même partie s'est réveillée des années plus tard. Une renaissance qui a rendu du rythme à mon corps endormi et pansé mon cœur brisé. D'où le blanc signe d'une paix retrouvée après un combat durement mené.
Natacha tourne la tête vers Mat et lui donne le signal. A gauche des ports de bras élégants et des grands jetés périlleux. A droite, des criss cross rebondissant et des kicks agressifs. Un demi-tour pour effectuer une dangereuse envolée : départ au sol, jambe droite tendue, les mains posées à plat. Douleur insoutenable ! D'un coup fort et violent, Natacha se propulse en l'air et passe sa jambe droite au-dessus de la gauche, virevolte et se réceptionne sur le plancher les mains de nouveau à plat. Elle rend sa souffrance imperceptible et fige son regard, tel un général qui a remporté la bataille. L'attitude fière de cette danseuse hors du commun captive les juges jusqu'au dernier son du synthétiseur.
Tous les participants sont de retour sur scène pour la déclaration des résultats. La tension est palpable. Le présentateur prend la parole :
-Jeunes gens, les membres du jury et moi-même voulons vous remercier pour ces spectaculaires chorégraphies. Certaines nous ont vraiment impressionnés. D'autres nous ont défiés, ont été à la limite de l'impertinence. Mais une seule artiste nous a faits vibrer jusqu'au tréfonds de notre être. Sans plus attendre, sont sélectionnés pour le concours international: Natacha, Mat et la « Paris Family Dance Crew».
Rideau !