Encre noire

"Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux". Ce moment avait finalement duré plus longtemps qu’elles ne l’avaient cru. Les yeux se rouvraient peu à peu. Désorientées l’espace de quelques secondes, elles regrettaient déjà le noir, parenthèse de douceur, douceur mémorielle.

Asmaa, Paris. Lama, Bayrūt. Giulia, Genève. Ouafia, Al-Jazā'ir. Laura, Montréal. Meli, La Coruña. Yseult, Bruxelles. Sept personnes parmi sept milliards d’êtres humains. Imaginez-les. Sept personnes qui à ce moment précis, ferment les yeux et prennent une grande inspiration. Dans ce monde de l’accélération, du mouvement permanent, dans la ville en ébullition, Asmaa, Lama, Giulia, Ouafia, Laura, Meli et Yseult, s’arrêtent un instant de bouger, de penser, de planifier, pour profiter du noir offert par leurs yeux clos. Le temps ralentit, la seconde s’étend, la bouffée d’air rafraichit le corps et l’esprit, le cœur se détend. L’expiration est douce et traîne sans angoisse de ce qui suivra, elle s’estompe avec un dernier filet d’air mourant, mais annonce déjà la renaissance de l’inspiration. Respirer les yeux clos est si savoureux. Comment ne l’avaient-elles par découvert avant, du haut de leurs décennies d’expérience de vie ? Ou plutôt, comment avaient-elles pu l’oublier, comment en étaient-elles arrivées à ignorer ces moments de pur plaisir solitaire, organique, sensuel et spirituel ?

Asmaa était debout, dans son petit appartement de la banlieue parisienne. Lama s’était assise sur la chaise de bureau de sa chambre universitaire. Giulia était sur son balcon, duquel on pouvait apercevoir le pic du Midi, pointe blanche dans le printemps bien mûr. Ouafia était dans le salon familial vide qui devenait souvent obscur en fin d’après-midi, tandis que le bruit d’Alger s’estompait aussi. Laura était à son bureau, dans les locaux de son entreprise, étonnamment calmes pour un mardi. Meli s’était installée à la terrasse d’un café de la place Maria Pita, ce qu’elle n’avait encore jamais pris le temps de faire après avoir fermé la librairie, en tous cas pas de cette manière. Yseult aussi profitait de l’extérieur, assise sur un banc du Parc d’Egmont.

Les secondes s’écoulaient, les yeux restaient clos sur le monde immédiat, mais tout à coup ouverts à l’imaginaire, au souvenir. Elles ne pensaient pas, non, leurs pensées coulaient sur elles, flot imprécis. Les images défilaient dans leurs yeux, sensations imagées, parfois pleines de sens. Et, fait incroyable, à la même seconde, disons la huitième seconde après le démarrage des faits décrits ici, leur esprit avait buté sur la même image, et elles étaient alors réunies, sans qu’elles ne le sachent, par le souvenir. C’était l’idée qu’elles se faisaient de l’écolière qu’elles avaient été, l’écolière pensive sur son exercice, l’écolière appliquée, volontaire, l’écolière malicieuse aussi, qui dessinait des cœurs sur sa trousse, qui transmettait en cachette des mots d’amitié ou des blagues à ses copines aussi, sur des bouts de papier, mais surtout l’écolière heureuse de retrouver sa mère au portail de l’école, portant sur ses épaules un cartable qu’elles se figuraient trop grand pour elles, mais qui devenait si léger lorsqu’elles prenaient enfin la main de leur maman. L’écolière qui sur le chemin de la maison, à pieds, à vélo, en voiture, racontait fièrement ses prouesses, racontait la règle de grammaire fraîchement apprise, l’exploit de la bonne réponse, la marelle ou la victoire aux billes à la récréation. L’Ecole, leur monde propre, leur monde « rien qu’à elles », leur espace d’indépendance alors, en dehors du cocon familial. Et ce n’était plus elles, petites, qu’elles voyaient à présent, mais bien les murs de cette institution, qu’elles se figuraient étonnamment bien, les murs qu’elles avaient effleurés, touchés, parfois frappés, endommagés, des murs blancs, beiges ou jaunes, qui paraissaient si solides et protecteurs alors ; et puis les maîtresses d’école, grandes dames souvent soignées, souvent douces, souvent compréhensives, mais parfois sévères, parfois énervées, parfois fatiguées, parfois injustes aux yeux des enfants, mais tellement aimées et admirées. Le sentiment rassurant de la familiarité, lorsqu’elles les retrouvaient chaque jour, ces murs, et la maîtresse qui les accueillait au portail le matin.

Asmaa, Lama, Giulia, Ouafia, Laura, Meli, Yseult. Sept personnes parmi sept milliards d’êtres humains, qui en fermant les yeux, peuvent se rappeler le souvenir d’une enfance à l’école.

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"Suis-je dans le noir, ou bien ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux."

C’est aussi ce que se demande la petite Ajoke, au même moment à Maiduguri, au nord du Nigéria. L’école, ses murs, les maîtresses, pour elle, ne seront sans doute jamais un souvenir. Ajoke n’est jamais allée à l’école ; après l’attaque de son village par les hommes de Boko Haram, elle n’a pas pu entrer à l’école coranique comme ses parents l’avaient prévu pour elle. L’école coranique était la meilleure option gratuite. Depuis, ses parents semblent avoir changé d’avis, ils ont peur pour elle, ils préfèrent la garder auprès d’eux, disent-ils ; elle va vendre avec eux des fruits et des légumes le matin.

Pour Khatera, qui habite dans la province Samangân, au nord de l’Afghanistan, l’école publique de filles est trop lointaine pour pouvoir s’y rendre. Une école communautaire a ouvert pas très loin, avec une femme professeure. Khatera pourrait y aller à pieds, mais ses parents ont peur pour elle, pour sa santé, le chemin de l’école n’est pas réputé sûr, on raconte qu’il y a déjà eu des enlèvements, des viols, des attaques à l’acide contre les filles se rendant à l’école, et l’école est faite dans des locaux provisoires qui n’ont pas encore de sanitaires leur a-t-on dit. Sa copine Qasima a trois frères, qui vont tous à l’école, mais son père ne veut pas qu’elle aille à l’école parce qu’elle est une fille. Khatera sait que ça n’est pas le cas de ses parents, eux aimeraient bien qu’elle puisse aller à l’école en sécurité.

Ajoke, Khatera, Qasima... Wadja, Divya, Anh Thư, Ronni. Sept autres personnes parmi sept milliards d’êtres humains. Les esprits de ces petites filles se rencontrent à cette seconde précise, sans qu’elles ne le sachent. Elles se posent la même question, elles se demandent si le monde s’éclaircira un jour pour elles, ou si elles resteront dans le noir.