El Fantasma

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais il fut un temps ou j’étais certain d’avoir la réponse à cette question. Il fut un temps ou j'étais quelqu’un. Je surligne quelqu’un parce que cela dépend de ce que vous, lecteur, définissez pour quelqu'un. J’existe encore, si votre définition est large. Cependant, j’ai une existence soumise, d'un dévouement et d’une docilité liés à ma condition.

Je crois que le changement a commencé pendant la transition entre l’hiver et le printemps, quand les boutons des fleurs commençaient à pousser mais restaient fragiles, et qu’une gelée nocturne pouvait encore les tuer. Au moins je dis “je crois”, parce que depuis que je suis ça, je n’ai plus conscience de la temporalité, je ne suis plus sûr de rien.

Je ne suis conscient du passage du temps que par la croissance de mes cheveux et de mes ongles. Le temps est devenu un concept encore plus intangible qu'auparavant. Alors que j’étais toujours pressé, aujourd'hui ces questions me sont étranges.

Ma seule référence temporelle est une image, d'être dans un parc par une belle journée de printemps que j'associe à ma situation actuelle parce que c'est l'un de mes derniers souvenirs. Mais ce n'est peut-être même pas le mien. Peut-être est-ce quelqu'un d'autre dans la maison qui me l'a raconté.

Je vis dans un présent éternel, peut-être causé par la défaillance de l’hémisphère gauche de mon cerveau, chargé d’associer le présent avec le vécu et de nous projeter dans le futur. Je ne suis plus un individu solide ni séparé du flux d'énergie qui nous entoure en permanence.

Je n’existe que pour errer avec mon corps fatigué, en traînant les pieds dans la maison, comme le mourant qui cherche une porte entre les longs couloirs de l'hôpital. Maintenant, je ne suis plus qu'une ombre, aux cheveux longs, qui se projette de profil sur les murs écaillés de cette maison.

Parce que je continue à exister dans une maison. Je peux avoir perdu ma temporalité, une partie de la conscience, mais je possède encore une maison. Ou au moins une partie de la maison. Je considère cela avec une certaine fierté, compte tenu des circonstances. Je considère aussi avec une certaine joie le fait de me rappeler parfaitement de la distribution de la maison.

On rentre par un vestibule où s’empilent les vestes et les chaussures. Ensuite, on passe par un long couloir, qui a mes yeux, est disproportionné.
Ce couloir est divisé en deux parties par une porte en chêne massif. Une partie dessert la chambre de Mauricio; l’autre, dessert la salle à manger, connectée avec le salon et la cuisine puis quatre chambres de différentes tailles. Parmis ces chambres, j’habitais dans la plus exiguë. Tout au long du couloir, s’entassent indistinctement de la poussière, des chaussures et divers objets oubliés par des différents locataires qui avaient occupé la maison dans un temps passé.

Notre partie préférée de la maison était sans doute le porche puis ensuite, comme les faits l’expliqueront ,le salon. Ce dernier se situait dans un coin de la maison, avec des fenêtres sur deux vues distinctes. Il recevait plus de lumière que n’importe quelle autre pièce de la maison.

Au début, nous pouvions sortir au parc. Nous profitions des journées ensoleillées en allant au canal Karl Heine et en apportant aux canards les vieux morceaux de pain dur que nous recevions le jeudi dans les épiceries solidaires. Il y avait encore de la joie dans la rue. On pouvait voir des personnes âgées dehors, des parents jouant avec leurs enfants. Ces derniers avançaient avec des pas maladroits vers les canards, les effrayant, bien que les canards, avec leur ineffable curiosité, revenaient toujours.

Par la suite, il n'était plus possible de sortir à la rue. Malgré cela, nous pouvions vivre une vie assez semblable à notre vie précédente, on pouvait toujours sortir sur le porche.

Notre routine était presque toujours la même. Nous nous levions tôt, prenions notre petit déjeuner dans le porche, généralement des fruits, et parfois quand on pouvait s’en procurer, parce que dans les supermarchés c'était devenu un luxe, des œufs. Ensuite, nous prenions un café et nous discutions. Il était habituel que ce moment dure des heures. Julia restait toujours à se balancer sur la balançoire en lisant un livre et en fumant une cigarette qu'elle roulait elle-même avec ses doigts jaunes. Elle passait la majorité du temps dans les parties communes, même si elle avait sa propre chambre. Elle se concentrait tellement sur ces livres que même les conversations des autres ne la distrayait pas.

Les autres, Henry et Mauricio, mettaient de la musique de temps en temps, et jonglaient parfois. Ils mettaient presque toujours de la musique classique à un volume assez haut pour que tout le quartier puisse l'entendre.

Souvent, on pouvait voir les voisins de la rue Calvisius Strasse sur leur porche, ou tondant la pelouse dans leur jardin, et ils vous saluaient d'un geste bref de la main.

Au début, il y avait une certaine peur, mais les gens faisaient semblant d’être tranquilles, et avec le temps, ils avaient normalisé le nouveau style de vie.

Jusqu’à un après-midi, lorsque le soleil se couchait et nous buvions du thé et j' ai eu cette sensation.Tout de suite nous sûmes de quoi il s'agissait. Cette impulsion semblait venir du centre de la terre et tira sur une corde placée sur ma tête. Cela fit trembler mes jambes et je suis tombé par terre en renversant la boisson chaude. Julia et moi, qui étions sur le porche à ce moment-là, avons essayé de rentrer en courant. J'ai rampé dans le couloir de la maison et Julia a réussi à claquer la porte derrière moi.

Nous avons dû dire aux autres ce qui s'était passé, que nous devions fermer la porte principale de la maison et que nous étions partis si vite, que les tasses de thé, les cigarettes de Julia et le rail de speed sur la carte d'identité d'Henry étaient restés sur la table.

Bien que la fermeture de la porte principale nous ait empêchés de sortir sous le portique, notre moral ne s’était pas vu affecté, notamment grâce à l'importante collection de jeux de société que Marcos avait accumulée au fil des ans.

Nous restions à jouer à des jeux de société pendant presque toute la journée et à boire du thé, jusqu'à ce que quelqu'un baille et dise qu'il devait aller dormir.

Bientôt, le couloir a lui aussi été pris mais grâce à la rapidité de la réaction de Julia, nous avons réussi à fermer la porte . Cette fois, la fermeture de cette partie de la maison a affecté notre moral, la plupart des jeux étant là.

Ce n'est que quelques heures plus tard que j'ai commencé à ressentir les premiers symptômes. Je l'ai remarqué quand j'ai essayé de sentir les fleurs de cerisier que Julia avait apportées dans le salon pour l'anniversaire de Maurice. C'est là que j'ai réalisé que j'avais perdu mon odorat.

Nous avons eu une réunion avec tous nos colocataires, au cours de laquelle ils ont décidé que je devrais m'enfermer dans la chambre de Mauricio, qui se trouvait au bout du couloir, et que la porte du couloir ne serait ouverte que trois fois par jour, pour recevoir les repas. Alors, avec un peu de tristesse, j'ai dit au revoir à mes compagnons, j'ai pris un paquet de cigarettes et quelques filtres, et je suis parti.

J'ai donc été laissé seul dans une aile de la maison, avec une partie du couloir où je me promène tous les jours, et une des salles de bain. Peu de temps après , les autres symptômes se succédèrent. Le symptôme suivant, comme je l'ai déjà dit, fut la perte de conscience de la temporalité.

Et donc, comme ça, petit à petit, pixel par pixel, morceau par morceau, je me suis désintégré. J'ai perdu mon humanité jusqu'à devenir ce que je suis aujourd'hui.

Parfois, je colle mon oreille à la porte du couloir et je les entends encore rire, ce qui me donne une certaine nostalgie. Alors, je roule une cigarette, je la fume, en attendant dans un délai incertain que quelque chose, je n'en suis pas sûr quoi, se produise.